Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2022Jacques Bouveresse, Les foudres d...

Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples

Alfio Nazareno Rizzo
Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples
Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples, Marseille, Hors-d'atteinte, coll. « Faits & idées », 2021, 333 p., ISBN : 978-2-490579-98-3.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Dans les pages initiales du livre, l’éditeur tient à préciser qu’il s’agit toutefois d’un ouvrage a (...)
  • 2 Pour ceux des Fragments posthumes qui sont cités dans le livre, Bouveresse les a traduits lui-même (...)
  • 3 La postface de Jean-Jacques Rosat éclaire d’ailleurs le lecteur sur le problème de la réception de (...)

1Au printemps 2021, la mort saisit Jacques Bouveresse sans lui donner le temps de voir la publication de son dernier livre : Les foudres de Nietzsche1. Pensé autour de l’interprétation d’une centaine de Fragments posthumes de Nietzsche2, cet ouvrage en devient donc, ironie du sort, lui-même posthume. Dans Les foudres de Nietzsche, Bouveresse s’intéresse à la dimension politique de la pensée mature de Nietzsche, ceci pour aborder la question de sa réception3. Par son interprétation, Bouveresse vise à déterminer si on peut définir Nietzsche comme un penseur politique et, sa réponse étant affirmative, à dresser un portrait qui permette de le situer plus correctement dans le débat contemporain. En ce sens, Bouveresse considère bien Nietzsche comme un penseur politique, mais il ne le range ni à droite ni à gauche, contrairement à certains commentateurs du philosophe allemand.

  • 4 Cf. Bouveresse Jacques, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Ma (...)

2La réflexion reprend là où Bouveresse l’avait laissée dans son ouvrage sur Nietzsche et Foucault, c’est-à-dire au niveau du problème de la volonté de vérité chez Nietzsche4. C’est à partir de ce problème que Bouveresse approche progressivement la thématique politique. Nietzsche est un penseur qui s’est qualifié lui-même de génie de la vérité, « doué au plus haut point de la capacité de reconnaître et d’accepter la vérité en général » (p. 19). C’est pourquoi la question de la vérité ne peut être ignorée. Pour effectuer une transition du problème épistémologique vers le problème politique, Bouveresse montre ainsi en quoi la vision de Nietzsche entre en opposition avec une tendance propre à la connaissance scientifique. En effet, le philosophe allemand défend le droit à la différence, tandis que la science lisse, voire supprime toute différence. Bouveresse précise alors que, pour Nietzsche : « le simple fait de conceptualiser et de généraliser, qui repose sur la transformation des ressemblances en identités, a déjà pour effet désastreux de supprimer les distinctions et les hiérarchies. Or rendre égal ou traiter comme égal ce qui ne l’est pas signifie justement falsifier » (p. 106). D’un point de vue épistémologique, la connaissance scientifique ne peut donc satisfaire le philosophe, qui a comme finalité suprême la recherche de la vérité. Et d’un point de vue politique, cette tendance à l’égalisation serait le vestibule du processus de démocratisation qui affecte l’époque moderne. Or, dans sa vision politique, Nietzsche affirme le droit des hommes les plus forts à dominer les plus faibles et justifie ce privilège comme une condition nécessaire pour qu’il y ait des droits. La supériorité de l’esprit rend ces hommes les plus forts, c’est pourquoi il n’y a rien d’arbitraire dans leur condition privilégiée, condition que d’ailleurs ils n’ont pas choisie.

  • 5 Sur la discordance des interprétations philosophiques et historiques, Bouveresse fait notamment réf (...)

3Une fois établi ce lien entre la politique et le problème de la vérité, Bouveresse présente et analyse les réflexions politiques de Nietzsche : de son amour pour la culture française à son mépris pour les Anglais, en passant par sa réception des idées révolutionnaires et son rapport aux pensées de Rousseau et de Tocqueville, ou encore sa lutte acharnée contre la morale et contre ce qui subsiste de chrétien, à savoir le socialisme et la démocratie. Cette liste, qui n’est pas exhaustive, montre que l’inactualité de Nietzsche n’a rien à voir avec l’idée d’un penseur éloigné de son temps. Au contraire, il s’est bien intéressé aux événements de son époque. C’est pourquoi le problème de l’interprétation de la pensée politique de Nietzsche a des enjeux à la fois philosophiques et historiques. Et comme Bouveresse le souligne, les interprétations des historiens et des philosophes sont d’ailleurs discordantes : « si les philosophes croient généralement à l’innocence politique de Nietzsche et ont même réussi à la transformer largement en une vérité qui ne peut plus être contestée sérieusement, les historiens, de leur côté, éprouvent une difficulté considérable à le faire, pour des raisons que les philosophes auraient, me semble-t-il, intérêt à prendre un peu plus au sérieux » (p. 201)5. Or l’orientation antilibérale, antidémocratique et antisocialiste est, à elle seule, une raison suffisante pour prendre au sérieux la vision politique de Nietzsche, dont on peut tout dire sauf qu’elle était politiquement innocente. Étant donné que la pensée de Nietzsche présente une vision politique, il ne reste donc qu’à dresser le portrait de Nietzsche en tant que penseur politique. À ce propos, Bouveresse est alors enclin « à penser qu’il serait sans doute préférable de parler d’un Nietzsche très politique plutôt que d’un Nietzsche tout politique » (p. 265), même s’il reste sceptique quant à l’apport de la vision politique de Nietzsche, car il est difficile de traduire en des termes politiques concrets cette lutte entre les forts et les faibles.

4En revanche, en ce qui concerne la réception de la pensée de Nietzsche, Bouveresse est moins sceptique. Il n’hésite pas à affirmer qu’il est difficile d’associer le philosophe allemand aux idées de la gauche, comme l’ont notamment fait Foucault et Deleuze. Ainsi que le souligne Bouveresse, Nietzsche aurait difficilement pu être partisan d’idées comme l’anarchisme, le socialisme ou l’égalité. Si la critique de Bouveresse est fondée, il faut en tout cas rappeler le contexte historique de la renaissance de Nietzsche en France : considéré comme l’inspirateur du nazisme, ses interprètes ont voulu requalifier et repositionner Nietzsche pour en faire un auteur moins inconfortable. De plus, Foucault et Deleuze n’ont pas vu en Nietzsche une fin, mais plutôt un moyen. Or la critique de Bouveresse, qui concerne leur travail de commentateurs, semble négliger le rôle que la pensée de Nietzsche a joué dans l’élaboration de la pensée de ces deux philosophes. D’ailleurs, et c’est le sens de la critique de Bouveresse, le problème posé par cette renaissance n’est pas l’interprétation gauchiste de la pensée de Nietzsche, mais le fait que Nietzsche s’est trouvé à gauche et qu’il est devenu un penseur de gauche. C’est finalement dans ce nietzschéisme de gauche à la française que Bouveresse a trouvé un prétexte pour élaborer sa propre interprétation des textes posthumes de Nietzsche.

5Pour conclure, il ne reste qu’à attirer l’attention sur un aspect qui pourrait dérouter un lecteur peu averti. La réflexion de Bouveresse se fonde surtout sur les Fragments posthumes de la période 1884-1887, ce qui tend à minimiser l’apport conceptuel des ouvrages anthumes auxquels Nietzsche s’est consacré pendant ces même années. Et pourtant, ce sont bien ces seconds ouvrages qui contiennent les aphorismes qu’il a, de son vivant, destinés à la publication. Sans vouloir remettre en question les choix interprétatifs de Bouveresse (au risque sinon de le répertorier parmi les disciples aveugles qu’il critique), il s’agit donc de rappeler que la réflexion sur la politique est largement présente dans les œuvres de la période en question. À titre d’exemple, dans Par-delà bien et mal, Nietzsche pose la question de définir ce qui est aristocratique. Il y envisage à maintes reprises l’hypothèse d’une grande politique qui prépare une nouvelle classe d’esprits forts, aptes à diriger l’Europe, et pose son regard critique sur le rôle que la démocratisation de l’Europe joue dans ce processus. Ainsi, si les Fragments posthumes sont des documents précieux pour comprendre l’évolution de la pensée de Nietzsche, ils ne sauraient posséder aucune prétendue autonomie. Abordée dans la posture correcte, l’interprétation de Bouveresse se configure alors comme un instrument critique qui permet de situer la vision politique de Nietzsche sur des positions plus équilibrées, quoique radicales. Car Nietzsche se considérait un libre esprit doté d’un tempérament aristocratique, et il se serait bien tenu à l’écart des querelles politiques qui continuent, malgré tout, à intéresser sa pensée et son œuvre.

Haut de page

Notes

1 Dans les pages initiales du livre, l’éditeur tient à préciser qu’il s’agit toutefois d’un ouvrage achevé. Bouveresse avait terminé le livre un an avant sa mort, et il en avait même vu la première et la quatrième de couverture.

2 Pour ceux des Fragments posthumes qui sont cités dans le livre, Bouveresse les a traduits lui-même en se basant sur la Digitale Kritische Gesamtausgabe Werke und Briefe (eKGWB), qui est une édition numérique établie sous la direction de Paolo D’Iorio à partir de l’édition critique de Giorgio Colli et Mazzino Montinari.

3 La postface de Jean-Jacques Rosat éclaire d’ailleurs le lecteur sur le problème de la réception de Nietzsche en France (p. 325-334).

4 Cf. Bouveresse Jacques, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016.

5 Sur la discordance des interprétations philosophiques et historiques, Bouveresse fait notamment référence à : Losurdo Domenico, Nietzsche, le rebelle aristocratique. Biographie intellectuelle et bilan critique, Paris, Delga, 2016 [2002] ; Mayer Arno, La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Aubier, 1983.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Alfio Nazareno Rizzo, « Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 février 2022, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/54368 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.54368

Haut de page

Rédacteur

Alfio Nazareno Rizzo

Professeur de philosophie (Académie de Lyon). Docteur en philosophie (Université Jean Moulin Lyon 3, IRPhiL). Spécialiste de la pensée de Giorgio Colli.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search