Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2022Sylvie Monchatre, Sociologie du t...

Sylvie Monchatre, Sociologie du travail salarié

Samuel Zarka
Sociologie du travail salarié
Sylvie Monchatre, Sociologie du travail salarié, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2021, 255 p., ISBN : 978-2-200-63053-9.
Haut de page

Texte intégral

1La Sociologie du travail salarié proposée par Sylvie Monchatre, professeure à l’Institut d’études du travail de Lyon, s ’ouvre sur un paradoxe. Certes, le salariat s’est affirmé comme norme de travail ultra-dominante dans la société française contemporaine (et plusieurs autres sociétés équivalentes de ce point de vue), en dépit des supposées rigidités qu’on lui reproche. Pourtant, la sociologie du travail classique (celle de Georges Friedmann notamment), en se focalisant sur l’activité de travail, aurait manqué les effets propres de la salarisation sur celle-ci. L’auteure reprend ici à son compte une critique forte adressée ces dernières années à cette tradition de recherche : le salariat, considéré comme allant de soi, demeure hors champ de l’analyse, alors même qu’il est constitutif de l’objet « travail ».

2C’est en partant de ce paradoxe que l’auteure déploie son propos. Renvoyant dos à dos une sociologie du travail en train de se faire (l’activité), comme une sociologie des protections attachées à l’emploi (tenant l’activité à distance), elle entend renouer avec le projet du sociologue Pierre Naville : celui-ci considérait en effet que le salariat ne peut être réduit à une forme de rémunération du travail, mais qu’il suscite au contraire « une véritable mise en mouvement de la société » (p. 13). Rendre explicite cette imbrication du travail dans la société, de l’ordre productif dans l’ordre social, telle est la perspective générale de l’ouvrage.

3Le livre satisfait ainsi une double visée. D’une part, celle d’être un manuel, dressant un tableau des interrogations sociologiques relatives à la genèse du salariat, à l’emploi, aux organisations, à la qualification et aux coopérations de travail. À cette fin, le propos restitue fidèlement les théories convoquées, mais aussi les débats qu’elles suscitent parmi les chercheurs. D’autre part, cette vaste recension est mise au service d’une thèse, celle d’« un rapport de force entre travail et capital devenu défavorable au monde du travail » (p. 10). En effet, l’auteure s’attache à montrer que la norme salariale, en même temps qu’elle est devenue « désirable » (p. 15), est grevée de stratifications, de segmentations et de mises en cause.

4L’ouvrage est construit en cinq chapitres. Le premier propose de situer l’affirmation progressive du « salariat moderne » dans l’histoire des sociétés occidentales, rompant avec des formes « indignes » ou « diffuses » issues de contextes sociaux révolus. De puissants processus comme la révolution industrielle et la « révolution du contrat de travail », mise en évidence par Claude Didry, permettent en effet de libérer le travail de la sujétion de personne à personne. L’auteure est ainsi amenée à souligner les lectures différenciées que ce nouvel état social, ouvrant de nouvelles possibilités intégratrices ou conflictuelles, suscite chez plusieurs fondateurs de la tradition sociologique européenne (comme Weber ou Simmel).

5Le deuxième chapitre revient sur l’emploi comme cadre formalisé du travail, ce qui conduit à définir le chômage comme manque d’emploi. Dans le même temps, l’emploi lui-même devient le support de statuts et de catégories sociales, accompagnant la diversification de la main d’œuvre au sein d’activités contrastées. En témoignent l’apparition de la catégorie de « cadre » en France à partir des années 1930, tout comme la notion d’« emploi typique », issue de la période fordiste, ou la montée en puissance de l’emploi féminin, liée au développement des activités tertiaires à partir des années 1970. Cette souplesse de l’emploi mène l’auteure à en souligner aussi les expressions symboliques : la midinette, la dactylo et la secrétaire ont incarné tour à tour une figure emblématique de la travailleuse (p. 61). Mais l’emploi est aussi traversé de différenciations internes, à mesure que se multiplient ses formes particulières à partir des années 1980.

6Cette approche par l’emploi justifie de s’arrêter au troisième chapitre sur l’organisation de travail. Malgré sa pérennité, la notion de « taylorisation » est alors placée sous le feu de la critique : elle est jugée insuffisante pour saisir la variété des rationalisations du travail et leurs incessantes évolutions. À ce titre, l’auteure convoque les travaux de Michael Burawoy, qui analysent l’activité des salariés comme participation au jeu interne de l’entreprise, contribuant de ce fait à fabriquer leur consentement au travail. Sont aussi mobilisés les travaux pionniers de Pierre Naville sur l’automation, qui consiste moins à mettre le travail en miettes qu’à redistribuer les tâches d’exécution manuelle vers des tâches de surveillance contrôle (dans les industries chimiques, par exemple), toujours susceptibles d’intervention en cas d’aléa important sur des installations. L’analyse de la relation de service occupe aussi une place essentielle, l’auteure invitant à faire glisser le regard de l’atelier vers une variété de situations, où la satisfaction du client, largement reconstruit par des démarches qualité, est constituée en norme du travail. La dichotomie entre industrie et service est finalement dépassée dans l’idée d’une « industrie servicielle » (p. 122), permettant d’appréhender l’émergence d’une entreprise-réseau, liant divers prestataires à un donneur d’ordre à l’issue de restructurations, non sans recomposer les bassins d’emploi et les mobilités des travailleurs.

7Ce passage par l’organisation mène Sylvie Monchatre à aborder la qualification du travail dans son quatrième chapitre. À cette fin, elle repart du débat opposant une conception substantielle de la qualification, héritée de Friedmann et liée à la possession d’un métier, à une conception relativiste, héritée de Naville, selon laquelle la qualification est déterminée par divers facteurs, comme la formation ou la hiérarchie des postes. Il ressort de ce débat que la reconnaissance des qualifications ne va pas de soi mais suppose de déterminer des critères qui font nécessairement l’objet de controverses. Face à la qualification, la montée en puissance de la notion de compétence, à partir des années 1980, est interprétée comme un nouvel avatar d’une notion plus ancienne, celle d’« aptitude » entendue comme un potentiel à révéler. Dès lors, l’évaluation des compétences dans les entreprises justifie des pratiques de gestion locale et individualisée des mobilités professionnelles et des salaires. Vue comme un dispositif, la compétence aurait ainsi accompagné un basculement progressif du régime de sécurité de l’emploi vers une sécurisation bien aléatoire des parcours professionnels. La reconnaissance des qualifications manifeste de ce fait son actualité comme support d’égalisation professionnelle, notamment du point de vue des populations minorées en raison de la naturalisation de qualités réputées sexuées ou ethniques (p. 168).

8Le chapitre final de l’ouvrage, enfin, prend acte du caractère collectif de l’action de travail pour interroger comment la « coopération requise est obtenue mais également fournie » (p. 182). Les analyses de Marx ou de Bourdieu portant sur l’exploitation, l’aliénation et la domination sont alors mises en regard de l’engagement des salariés dans le travail. Cet engagement se poursuit à travers leur participation à la fabrique des règles du travail, en particulier lors des négociations collectives analysées par Jean-Daniel Reynaud. Entre les bornes constituées par la défection et de la prise de parole, l’auteure revient sur les résistances du travail réel face aux contraintes du travail prescrit, mais aussi sur les frustrations du « sale boulot » opposées aux satisfactions liées à la réalisation du « vrai travail ». Ces hiérarchies, mouvantes en fonction des trajectoires des travailleurs, mènent finalement à interroger la mesure dans laquelle le travail hors emploi est dénié, qu’il soit euphémisé dans diverses formes de bénévolat ou invisibilisé dans la sphère domestique.

  • 1 François Morin, L’économie politique du XXIe siècle. De la valeur-capital à la valeur-travail, Mont (...)

9Dans ce parcours riche et dense, l’auteure réalise la performance de tenir un objectif pédagogique ambitieux en un nombre limité de chapitres. À cette fin, elle se livre à une véritable mise en scène des recompositions de la société salariale, à partir d’un ancrage dans les travaux de Pierre Naville, tout en s’ouvrant à des propositions théoriques fortes élaborées ces dernières années, comme celle relative au financement du salaire par la cotisation sociale, tel que le conçoit Bernard Friot. En outre, de très nombreuses études monographiques sont mobilisées, pour éclairer différents aspects de l’expérience salariale. Les rapports sociaux ethniques ou de sexe font régulièrement retour dans l’analyse, comme contrepoints à une lecture androcentrée du salariat. Finalement, une fois l’ouvrage refermé, le lecteur peut se demander dans quelle mesure cette analyse transversale du travail salarié gagnerait à s’articuler résolument à une économie politique, prenant systématiquement en compte les autres dimensions de l’activité économique des entreprises, en particulier la dimension commerciale et la dimension financière évoquées par François Morin1. Cela pourrait participer à parachever une approche navillienne, ouverte sur une appréhension ample des possibles du salariat, pour le pire comme pour le meilleur.

Haut de page

Notes

1 François Morin, L’économie politique du XXIe siècle. De la valeur-capital à la valeur-travail, Montréal, Lux, 2017.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Samuel Zarka, « Sylvie Monchatre, Sociologie du travail salarié », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 février 2022, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/54493 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.54493

Haut de page

Rédacteur

Samuel Zarka

Sociologue post-doctorant au Centre d’études de l’emploi et du travail (Conservatoire national des Arts et Métiers).

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search