• 1 François Cardi souligne en effet que la photographie constitue une « manière d’agir, de penser, de (...)
• 2 Robert Castel, « Images et Phantasmes », in Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Les usages sociau (...)

1L’ouvrage de François Cardi revendique une double vocation : d’abord celle de prouver l’intérêt sociologique de la photographie en élaborant une méthodologie à même de faire de celle-ci une donnée de recherche, ensuite celle d’appliquer cette nouvelle méthode à des situations concrètes, par l’analyse de photographies sélectionnées par l’auteur. La recherche de François Cardi prend, en effet, comme point de départ un impensé méthodologique autour de la photographie en sociologie, discipline qui l’utilise encore relativement peu en comparaison notamment l’histoire et de l’anthropologie, deux disciplines qui ont su faire de l’image une ressource fiable. François Cardi explique le mépris de nombreux sociologues à l’égard des clichés photographiques par la combinaison de plusieurs facteurs : la croyance encore tenace en un monopole et une supériorité de l’écrit par rapport aux autres médiums, le dédain pour l’instantanéité du cliché et enfin le préjugé selon lequel la perception immédiate serait source de confusion et non de connaissance(s). Pourtant, le chercheur l’affirme dès le début de son ouvrage : la photographie constitue à la fois un fait social, selon la définition qu’en donne Durkheim1, et un construit social, dans un processus qui court de la prise de vue au tirage en passant par la sélection des clichés. Il retrace alors l’historique des liens entre photographie et sociologie – en datant du début des années 2000 les premières études au sujet de leurs rapports – ainsi que celui de la perception du rapport de la photographie au réel, l’article de Robert Castel2 étant fondateur dans la reconnaissance du caractère éminemment subjectif de la prise de vue. François Cardi ne cherche pas à remettre en cause ce trait définitoire de la photographie mais à élaborer une méthodologie théorique et pratique, pouvant faire de ce document, créé et interprété par une subjectivité, une donnée de recherche pour la sociologie. Il souhaite en finir avec la pratique majoritaire mais pourtant réductrice de la photographie en sociologie qui réduit son rôle à celui d’une simple illustration.

• 3 « Le Baiser de l’Hôtel de ville » de Robert Doisneau ou encore « Mort d’un soldat républicain » de (...)

2Pour ce faire, François Cardi élabore donc une méthodologie, précise et rigoureuse, qui comprend à la fois des réflexions sur la technique photographique et des éléments d’analyse sociologique appliqués à la photographie. La première étape de sa réflexion méthodologique se situe au niveau du choix du corpus : toute photographie ne présentant bien évidemment pas un intérêt scientifique, il s’agit d’établir des critères pour déterminer quelles photographies peuvent être l’objet d’une analyse sociologique. Il écarte alors d’emblée les clichés au sens saturé, photographies déjà trop investies, commentées et observées3, ainsi que les images trop abstraites, pour ne retenir que les images à la polysémie relative, relevant d’une observation de faits intéressant la sociologie et sur lesquels cette discipline s’est déjà penchée. Une fois les clichés sélectionnés, vient l’analyse des effets de cadrage et de composition, dans le but de saisir la structuration visuelle du cliché, de déterminer ce qui peut susciter la curiosité sociologique, d’objectiver le sens de l’image par des mots et d’enfin tirer des analyses sociologiques grâce à celle-ci. François Cardi prend donc comme point de départ la technique photographique qui constitue un autre impensé méthodologique, impensé d’autant plus surprenant que, selon lui, la technique est bien au centre de cet art. Une photographie sans aucun intérêt plastique ou esthétique ne peut pas présenter d’intérêt scientifique : voilà le postulat qui vient justifier cette seconde étape. C’est ensuite l’analyse des détails qui intéresse François Cardi : les photographies regorgent d’indices qui, observés et passés au crible d’un regard attentif, permettent d’accéder à des connaissances sur la structuration des rapports sociaux d’une société donnée, et ce à toutes les échelles (privée, publique, politique, familiale…). Il s’agit, par l’analyse de photographies, de déceler les « marqueurs visuels » (p. 109) de ces structurations. C’est, selon le chercheur, ce qui justifie des descriptions précises qui peuvent apparaître au premier abord comme longues et laborieuses mais qui sont en réalité une condition sine qua non pour convertir la photographie en objet d’analyse, en voie d’accès au social et donc en source de connaissance. En témoigne l’analyse précise qu’il livre de la photographie ci-dessous, représentant un chantier de goulag : les différents plans structurant le cliché informent le spectateur que les divers milieux qui coexistent au sein du chantier ne se côtoient pas et restent séparés.

• 4 C’est notamment le cas des travaux d’Anita Conti et de Jean Gaumy, exposés dans le chapitre 6, qui (...)

4La construction d’un discours savant sur la photographie passe ensuite par une étape complémentaire qui consiste en une opération de comparaison. Le sociologue peut alors sélectionner deux clichés, comparables par les thématiques abordées, les techniques mobilisées et les époques photographiées, ou bien choisir plusieurs clichés d’une même série. Dans ces deux cas de figure, le cliché gagne à être replacé dans un ensemble, la comparaison permettant de faire émerger à la fois des points de convergence et des différences notables et ainsi d’autoriser une interprétation plus riche et plus profonde. À rebours de toute une tradition sociologique qui a longtemps boudé la photographie, François Cardi en fait un outil à part entière du sociologue, ce dispositif pouvant confirmer les analyses élaborées grâce à d’autres méthodologies mais aussi les remplacer, voire dévoiler ce qu’elles n’auraient pas saisi. Il valorise donc l’instantanéité du cliché qui permet d’accéder à des informations que le temps long de l’observation aurait pu manquer et peut aussi combler un vide dans les études sociologiques au sujet d’un phénomène social4. Tout au long de l’ouvrage, cette méthodologie n’est jamais présentée de manière abstraite mais soutenue par l’analyse de photographies sélectionnées selon les critères mis en place par le chercheur au début de sa réflexion. L’analyse du cadre, de la composition et des détails de la photographie ci-dessous permet par exemple à François Cardi d’avancer, avec prudence mais aussi une certaine certitude, que tout indique que le jeune homme situé à gauche du cadre semble appartenir à un milieu social plus modeste que ses deux compagnons.

• 5 Iris Brey, Le regard féminin : une révolution à l’écran, Paris, Points, 2021.
• 6 À ce sujet, voir Laura Mulvey « Visual pleasure and narrative cinema », Screen, vol. 16, n° 3, auto (...)

6C’est donc un ouvrage à la fois riche et rigoureux que nous propose François Cardi qui cherche à combler le retard de la sociologie en matière d’usage de la photographie. Cependant, si l’auteur passe au crible les photographies qu’il a sélectionnées dans le cadre de son analyse, pour identifier les facteurs qui président à la prise de vue ainsi qu’à l’interprétation par son/sa récepteur·ice, il nous semble oublier, dans ce qui façonne selon son expression un « habitus visuel » (p. 143), une variable pourtant centrale : le genre. Cet oubli est étonnant à plusieurs égards. D’abord, en raison de la vivacité des recherches à ce sujet en sociologie visuelle, le récent ouvrage d’Iris Brey5 ayant notamment montré le poids des mécanismes de domination genrée à l’œuvre dans la production des images cinématographiques. Ensuite, parce que François Cardi sélectionne au cours de sa démarche des portraits de femmes réalisés par des hommes, sans que le genre du photographe ne soit jamais mentionné. Il va sans dire cependant que les photographies de Doisneau et de Cartier-Bresson présentées dans le chapitre 5, représentant respectivement une femme rencontrée dans un bar et deux travailleuses du sexe croisées dans une rue à Mexico, ne peuvent être analysées sans faire un détour par le regard masculin (ou male gaze6) que portent les deux photographes sur ces corps et visages féminins. Ce male gaze est d’ailleurs reconduit par l’auteur lui-même notamment lorsqu’il nous invite à regarder une photographie, issue de sa propre production, sur laquelle on peut contempler une femme. S’il souligne que le regard est immédiatement attiré par la poitrine de celle-ci, il écarte d’emblée l’hypothèse que ce phénomène relève d’une quelconque séduction, insistant sur l’âge et la corpulence de la femme photographiée. Cette analyse, dépourvue de tout caractère scientifique, rappelle le poids des représentations et des normes qui pèsent sur le corps féminin, sans que ce regard masculin ne soit problématisé. Jamais la possibilité que le regard – du photographe ou du/de la spectateur·ice – soit guidé, voire conditionné par le genre n’est évoquée, ce qui reconduit, dans son application pratique, le grand point aveugle de la méthodologie théorique. Pourtant, il semble certain que l’angle de vue retenu, le cadrage et la composition de ces clichés ont fort à gagner à être analysés à travers le prisme du genre et que ces éléments de composition renseignent sur la structuration des rapports sociaux d’une époque donnée, objectif justement assigné à l’étude des photographies en sociologie par François Cardi. Il en va de même pour la réception de ces photographies, qui varie indubitablement en fonction du genre de qui la regarde. Si l’on peut regretter l’irruption de cette subjectivité masculine dans certaines des analyses photographiques, il n’en reste pas moins que cet ouvrage est riche d’enseignements pour quiconque souhaite exploiter la photographie dans le cadre d’un travail sociologique.