Danièle Méaux, Éric Tabuchi, Jordi Ballesta, Guillaume Bonnel, Grammaire de formes. Saint-Étienne

Texte intégral
- 1 Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1972.
1« Là où les formes épuisent leurs variations et se défont, commence la fin des villes », écrivait Italo Calvino1. Partant de l’homogénéisation des villes qu’annonçait l’écrivain italien, Danièle Méaux entreprend d’étudier ces formes urbaines à partir de celles de la ville de Saint-Étienne. Dans cette démarche, l’enjeu n’est pas de faire valoir la singularité du patrimoine bâti, ni de réenjoliver l’image souvent dépréciée de Saint-Étienne mais bien plus d’envisager la photographie comme médium heuristique d’investigation. Cet ouvrage collectif convoque un photographe, Éric Tabuchi, deux chercheurs-photographes, Jordi Ballesta et Guillaume Bonnel, aux côtés de Danièle Méaux, spécialiste de la photographie contemporaine et professeure en esthétique et en science de l’art. Il repose sur l’équilibre entre les photographies des trois investigateurs et les questionnements apportés par Danièle Méaux dans les textes. Il est organisé autour de trois séries, chacune relative à un photographe et guidée par un thème : « Stratigraphie d’une métropole » pour Éric Tabuchi, « Bâtiments & travaux privés » pour Jordi Ballesta et « Isomorphisme » pour Guillaume Bonnel. Chacun d’eux, par les choix méthodologiques en termes de prise de vue, porte une attention différente sur les bâtis qui sont présentés. Éric Tabuchi réalise des plans moyens, frontaux dont le cadre épouse la dimension des constructions placées au centre, comme sujet principal des images. Jordi Ballesta quant à lui autorise, par l’usage d’un objectif télescopique, une plongée dans l’intimité qui habite les bâtis. Il resserre le cadre de manière à percevoir les traces d’appropriation par les habitants sur les édifices. Enfin, Guillaume Bonnel adopte la dynamique inverse et use de plans d’ensemble qui replacent tous les éléments observés jusque-là au sein de configurations plus larges. Danièle Méaux entreprend une « grammaire des formes » dont l’expression s’écarte de toute dimension prescriptive relative aux règles, par opposition aux « fautes ». Elle invite à prendre la mesure des particularités locales des formes urbaines par rapport à une grammaire standard et entend ainsi montrer l’hétérogénéité qui compose le territoire stéphanois.
- 2 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 1947.
- 3 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Art de faire, Paris, Gallimard, 1980.
- 4 Georges Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, « Librairie du XXe siècle », 1989.
2Les prises de vue frontales et rapprochées d’Éric Tabuchi permettent à la première série de présenter un large aperçu de la diversité des formes qui se succèdent dans la ville. La stratigraphie d’une métropole se comprend alors dans le sens d’une superposition des bâtis de différentes époques qui porte l’histoire du territoire. Des hangars de grands magasins de périphérie aux maisons en briques rouges en passant par de petites bâtisses isolées au milieu de la topographie accidentée de la ville, ces constructions aux styles et aux époques différentes s’accumulent sur un même espace et constituent l’histoire singulière de ce dernier. À Saint-Étienne, se chevauchent d’infimes traces de la bourgade moyenâgeuse, une voierie en damier renvoyant à la période postrévolutionnaire et des bâtiments de style néoclassique. Le début du XIXe signe la remise en cause de ce plan trop rigoureux et réintroduit des « sinuosités » (p. 37). Enfin, l’installation des lignes de chemin de fer renvoie à la période minière et industrielle qui a initié de nombreuses reconstructions. Le début XXe siècle, quant à lui, correspond à l’avènement d’une architecture moderniste qui s’essouffle dans les années 1970 avec la crise économique qui frappe la ville. Enfin, les années 1980 rompent avec l’architecture fonctionnaliste des années post-guerre et favorisent les aménagements faisant appel à la culture historique du territoire en réhabilitant les anciennes industries et en édifiant le Musée de la mine ou encore la Musée d’art moderne et contemporain. La photographie permet de saisir la diversité de plein pied, à hauteur humaine. En marchant dans la ville, Guillaume Bonnel capture une vue ordinaire et accessible à tous, passants et flâneurs. Par là, dans le cadre de sa recherche sur la morphologie de la ville, Danièle Méaux précise la volonté de s’écarter des formes emblématiques qui occupent beaucoup de place dans la représentation d’une ville mais qui ne sont qu’une part infime de ce qu’elle est, telle qu’elle est habitée par ses habitants, dans ses formes les plus simples : une « herméneutique du banal » (p. 25) qui s’inscrit dans le prolongement des réflexions menées par Henri Lefebvre2, Michel de Certeau3 et Georges Perec4. La photographie est envisagée comme outil d’investigation pour comprendre la réalité du territoire au-delà de ce qui saute aux yeux, et pour se libérer d’une hiérarchisation préétablie de ce qui vaut la peine d’être vu et sur lequel il faut s’attarder.
3La seconde série, de Jordi Ballesta, est intitulée « Bâtiments & travaux privés » par Danièle Méaux. L’usage de l’objectif télescopique ne permet pas de visualiser les bâtis dans leur ensemble mais de cerner les indices de l’appropriation de ces derniers : les « interventions mineures » réalisées par les habitants (p. 59). Les photographies se centrent sur le linge qui sèche aux fenêtres, les bâches ou encore les cache-balcons en bois qui protègent du vis-à-vis. L’espace est légiféré par les pouvoirs publics mais approprié par tous, ce qui a une incidence sur le paysage commun car chaque action sur l’espace partagé influence le vécu et l’ambiance du quartier. Prévus pour être temporaires, ces aménagements réalisés à partir de matériaux à disposition, destinés à d’autres usages, se maintiennent parfois durablement. Cette « culture matérielle » (p. 81) souligne une des facettes de l’identité de Saint-Étienne marquée par la précarité des constructions, une forme d’« ingéniosité vernaculaire » (p. 81). La question de la diversité architecturale est abordée du point de vue de la pratique de ces formes par les populations et repose sur la saisie d’« autant de voix minuscules, prises dans une polyphonie confuse » (p. 101). Ces bâtis appropriés par les populations s’écartent du cadre standardisé et normalisé des documents d’archives (codes de l’urbanisme, pièces administratives d’autorisation de travaux, etc.), que Jordi Ballesta dispose à côté des photographies pour mettre en résonnance ce que l’on voit et ce qui est prescrit. Par-là, il met en évidence le détournement vis-à-vis des règles que constituent ces initiatives individuelles et choisit de rendre visible l’accumulation des détails qui constituent la ville
4Ces vues très restreintes trouvent leur richesse dans la mise en perspective avec les plans d’ensemble de la troisième série, de Guillaume Bonnel. L’ouverture de ces plans permet de saisir des configurations d’aménagement que l’on retrouve à plusieurs endroits dans la ville et qui donnent son titre à la section : « Isomorphismes ». Le terme renvoie aux formes récurrentes adoptées par le bâti stéphanois. En effet, la nature accidentée des terrains, la topographie montagneuse et les bassins bosselés et pentus obligent les constructions à s’adapter au relief et par conséquent engendrent des formes spécifiques au territoire. La diversité du bâti déjà mise en avant tout au long de l’ouvrage se trouve enrichie par la contrainte du site, qui impose un étagement des constructions, qui alors se superposent et saturent l’espace, limitant la vue vers le ciel et cloisonnant l’horizon. Dans les photographies, cela s’illustre par les bâtisses dont le rez-de-chaussée s’ouvre sur une rue tandis que l’étage supérieur donne sur une autre rue, en amont. Les plans d’ensemble rendent compte de la récurrence de structures qui s’adaptent à la topographie du terrain de la ville de Saint-Étienne : des « isomorphismes ». La mise en série des photographies au sein de l’ouvrage développe une logique comparative entre les formes par le fait même de mettre côte à côte et de fixer par l’image ces formes qui, par leur banalité, pourraient passer inaperçues.
- 5 Howard S. Becker, « Les photographies disent-elles la vérité ? », Ethnologie française, vol. 37, n° (...)
- 6 Jordi Ballesta, Le Projet photographique comme expérience et document géographiques, thèse de docto (...)
5En définitive, sonder la pertinence épistémique du dispositif photographique revient à questionner la place qui lui est accordée au sein de la démarche. À cet égard, Howard S. Becker s’interroge sur le potentiel de vérité qui réside dans les photographies : « Si les photographies en viennent à être utilisées comme preuves dans le cadre d’une démonstration en sciences sociales, nous devons savoir si on peut leur faire confiance en tant que preuves »5. Il insiste dans un second temps sur la nécessité de confronter ce matériau à d’autres sources de données, comme Jordi Ballesta le fait dans sa section avec les archives urbanistiques6. La richesse de l’ouvrage repose ainsi sur l’équilibre fait entre les textes sommaires de Danièle Méaux, qui viennent appuyer ce que l’on voit déjà sur les photographies sans toutefois les paraphraser. Par cette juste mesure entre les données textuelles et iconographiques, l’ouvrage parvient à développer des questionnements urbanistiques en partant de la matérialité même de l’objet d’étude. La « grammaire des formes » s’emploie ainsi à montrer la pluralité des constructions et des initiatives pour ensuite questionner les récurrences au sein de l’hétérogénéité apparente.
Notes
1 Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1972.
2 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 1947.
3 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Art de faire, Paris, Gallimard, 1980.
4 Georges Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, « Librairie du XXe siècle », 1989.
5 Howard S. Becker, « Les photographies disent-elles la vérité ? », Ethnologie française, vol. 37, n° 1, 2007, p. 33-42, disponible en ligne : https://doi.org/10.3917/ethn.071.0033.
6 Jordi Ballesta, Le Projet photographique comme expérience et document géographiques, thèse de doctorat sous la direction de Yannis Tsiomis, EHESS, 2011.
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Référence électronique
Caroline Albinet, « Danièle Méaux, Éric Tabuchi, Jordi Ballesta, Guillaume Bonnel, Grammaire de formes. Saint-Étienne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 mars 2022, consulté le 15 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/55045 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.55045
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