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Édouard Leport, Les Papas en danger ? Des pères à l’assaut des droits des femmes

Martin Gautier-Touzo
Les papas en danger ?
Edouard Leport, Les papas en danger ? Des pères à l'assaut des droits des femmes, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, coll. « Interventions », 2022, 240 p., EAN : 9782735127696.
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Texte intégral

  • 1 Diane Lamoureux, « L’antiféminisme comme conservatisme », in Bard Christine, Blais Mélissa, Dupuis- (...)

1Susan Faludi dans son ouvrage Backlash. La guerre froide contre les femmes (2005), décrit aux États-Unis, sous la présidence de Ronald Reagan dans les années 1980, un véritable retour de bâton conservateur faisant suite aux avancées féministes des années 1970. Ce backlash, « mouvement de réaction des groupes dominants face à ce qu’ils considèrent comme une atteinte indue à leurs privilèges »1, est protéiforme. Les enquêtes menées sur ce mouvement sont encore marginales en France et ses composantes sont d’autant plus difficiles à définir que les acteurs du backlash avancent rarement à visage découvert. Ainsi, le mouvement de défense des droits des pères qu’étudie Édouard Leport en France, se présente volontiers comme un ensemble d’associations défendant l’« équité parentale » (p. 175) et les droits des enfants. Cette position lui attire aisément la sympathie des sphères politique et médiatique. Or, défendre les droits des pères, c’est d’abord défendre les intérêts des hommes contre les femmes (p. 221). Édouard Leport montre en effet dans son ouvrage que le mouvement de défense des droits des pères est structuré par des logiques autant antiféministes que masculinistes.

  • 2 Édouard Leport, Quand les pères montent la garde. Discours, pratiques et conscience de domination d (...)
  • 3 En 2020, la garde alternée concernait 3,4 % des mineur·es en France (p. 40).
  • 4 Lorsque l’un des deux parents refuse de laisser la garde de l’enfant à l’autre parent suite à une s (...)
  • 5 Quand un des deux parents décide de s’éloigner volontairement de l’autre parent, par exemple en dém (...)

2Les papas en danger ? est un ouvrage issu de la thèse de doctorat2 que l’auteur a soutenue en 2020 sous la direction d’Anne-Marie Devreux, sociologue spécialiste des rapports sociaux de sexe. Ce travail prend appui sur une enquête menée entre juin 2015 et janvier 2017 auprès d’associations françaises de pères séparés qui militent pour systématiser la garde alternée des enfants à l’issue d’un divorce ou d’une séparation3. D’autres revendications secondaires accompagnent souvent cet objectif principal, comme la lutte contre la non-représentation d’enfant (NRE)4 ou encore contre l’éloignement géographique volontaire (EGV)5. Ces revendications sont défendues par le biais d’actions non violentes spectaculaires (comme celle au cours de laquelle des pères séparés ont escaladé une grue à Nantes pour y afficher leurs revendications) et de lobbying aux niveaux local et national auprès d’élu·es de tous bords politiques. Ces groupes tiennent aussi des permanences régulières lors desquelles ils conseillent les pères pris dans des processus de séparation ou de divorce. Les actions et revendications portées par ces associations sont fondées sur des discours qui mettent en avant des idéaux tels que l’égalité entre les sexes ou le respect des droits des enfants. Jouant d’une position pourtant paradoxale entre progressisme et « défense de l’ordre traditionnel de genre » (p. 136), ces groupes de pères suscitent une sympathie importante dans les milieux médiatiques et politiques. L’auteur montre cependant que le mouvement pour les droits des pères « fournit des outils pour renforcer et imposer des cadres de pensée masculinistes et androcentrés » (p. 174).

  • 6 Soulé Bastien, « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de (...)
  • 7 Édouard Leport fait la différence entre les pères militants, membres actifs des associations, et le (...)
  • 8 Sont qualifiées de cisgenres les « personnes qui se reconnaissent et vivent dans le genre qui leur (...)
  • 9 Un tiers de femmes séparées déclarent avoir subi des agressions de leur conjoint (p. 202-203).
  • 10 Il se réfère pour cela à la fois à l’« Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple », (...)

3Édouard Leport s’est principalement appuyé pour ce travail sur des observations ouvertes6, lors de 32 permanences tenues par 7 associations différentes de pères séparés ainsi que sur 24 entretiens, dont 14 avec des pères militants et 10 avec des pères bénéficiaires7. Il mobilise également des supports militants (tracts, sites internet, etc.). Les associations sont donc au centre de son analyse du mouvement. Qui sont ces pères militants ? De quoi et de qui leurs groupes sont-ils représentatifs ? Selon l’auteur, les personnes impliquées dans le mouvement sont en grande majorité des hommes, cisgenres8, blancs, diplômés et relativement aisés (classes supérieure et moyenne supérieure). Les militants et bénéficiaires de ces associations ne sont pas représentatifs des pères séparés dans leur ensemble. Ils possèdent davantage de capitaux que la moyenne et s’inscrivent dans la faible proportion des couples pour lesquels la séparation ou le divorce donne lieu à un conflit portant sur la garde des enfants. En effet, ces situations ne représentent que 5 % des cas de divorce (p. 40). De plus, les pères impliqués dans les associations étudiées font beaucoup plus souvent que la moyenne l’objet de mesures de justice complémentaires, telles que les enquêtes sociales ou les mesures d’assistance éducative, alors même que ces mesures touchent davantage les hommes issus de classes populaires (p. 59-60). En revanche, Édouard Leport estime que ces pères se situent dans la moyenne nationale en matière de violences domestiques9 étant donné que 8 des 24 pères avec lesquels il a mené des entretiens déclarent être visés par des enquêtes pour violences10.

4L’ouvrage est structuré en quatre chapitres thématiques. Le premier, « Le mouvement des pères et la justice », se focalise sur la revendication principale des groupes de pères séparés : la garde alternée. L’objectif est de comprendre quelles relations ces associations entretiennent avec la justice et en particulier avec les juges aux affaires familiales (JAF). Édouard Leport montre comment les associations de pères séparés font porter aux JAF la responsabilité des discriminations ressenties, discriminations qui ne sont pourtant jamais avérées lorsque l’on se reporte à la réalité des statistiques judiciaires (p. 77). En effet, les pères séparés luttent contre ce qu’ils dénoncent comme des discriminations à l’égard des hommes, exercées en raison de leur genre au moment des divorces. La forte féminisation du métier de JAF est alors prise comme argument en leur défaveur. Or, après analyse plus approfondie, il apparaît que ces discriminations relèvent le plus souvent de cas particuliers, voire de contre-vérités statistiques, les hommes sortant en grande majorité favorisés d’un divorce non seulement au niveau des arrangements juridiques adoptés (p. 62) mais aussi d’un point de vue économique (p. 55).

  • 11 Alors même qu’ils réclament systématiquement la garde alternée, les pères concernés ne sont par exe (...)
  • 12 Le syndrome d’aliénation parentale est un concept introduit par Richard Gardner, qui est à la fois (...)

5Le second chapitre étudie la manière dont les associations mobilisent la parole des enfants. Cet usage est à la fois nouveau et spécifiquement français (p. 82-84). Pour Édouard Leport, il relève d’une appropriation et d’une réorientation de la cause des enfants par les adultes, les enfants n’ayant pas voix au chapitre sur l’utilisation faite de leur parole. Les enfants sont envisagés par les pères comme des éléments stratégiques dans les procédures qui les opposent à la mère. « La relation d’éducation et de soin aux enfants est effacée au profit d’une relation symbolique d’autorité sur les enfants et de pouvoir sur l’ex-conjointe » (p. 99). À rebours de l’image altruiste que le mouvement tente de se donner, pensions et gardes alternées sont envisagées à la fois comme des moyens de pression et comme une façon de rétablir l’autorité du père en réclamant ce que l’auteur désigne comme des « droits sans devoirs » (p. 90)11. Ces droits sont envisagés de manière complètement décorrélée du bien-être des enfants pourtant brandi en étendard. Dans la seconde moitié du chapitre, Édouard Leport aborde la question du « syndrome d’aliénation parentale »12 et de l’usage qu’en font les associations dans le but de disqualifier la parole des enfants et de leurs mères, lorsque celle-ci va à l’encontre de la volonté des pères (p. 118).

  • 13 Delphy Christine, « Retrouver l’élan du féminisme », Le Monde diplomatique, mai 2004, p. 14-15.

6Le troisième chapitre aborde la manière dont les groupes étudiés se représentent la parentalité (p. 135). Se désignant souvent comme des « nouveaux pères », plus impliqués dans l’éducation de leurs enfants que ne l’étaient leurs propres pères, les hommes interrogés conservent des pratiques et des discours éminemment genrés. Leur conception de la parentalité repose sur une idée de la « complémentarité des sexes » dans laquelle la différence des sexes est « jugée fondamentale, binaire et naturelle » (p. 141). La présence du père (en tant qu’homme) est par conséquent jugée nécessaire à l’épanouissement de l’enfant. En revanche cette position discursive n’est pas accompagnée de véritables évolutions dans les pratiques et tend à invisibiliser les inégalités existantes dans les rapports sociaux de sexe en mettant en avant « le mythe d’une égalité déjà-là » (p. 196)13 entretenu par ce qu’Édouard Leport nomme une « indifférence stratégique » (p. 223).

7Enfin, le dernier chapitre traite du rapport entre les groupes de pères séparés et le féminisme (p. 175). Si certaines des associations de pères assument une position « anti-féministe », la plupart se présentent comme « égalitaristes » et endossent même les couleurs du féminisme, en choisissant par exemple comme marraines des femmes médiatiquement étiquetées comme féministes. « Cette reconnaissance et ce soutien affiché à des revendications féministes répond cependant à certaines conditions. Il faut en effet que les avancées en faveur du droit des femmes aient déjà été acquises ou qu’elles ne menacent pas directement les intérêts des pères » (p. 191). Il ressort de l’analyse d’Édouard Leport qu’utiliser le « féminisme contre lui-même » est un moyen de conserver les privilèges masculins en matière de paternité en opérant une symétrisation abusive des situations de discrimination. C’est le cas par exemple de l’« hyperviolence masculine dans la période précédant la séparation » (p. 202), mise en perspective avec une prétendue violence psychologique exercée par les femmes, ce qui permet d’invisibiliser les violences de genre et de nourrir l’idée dangereuse qu’un père violent n’est pas forcément un mauvais père. L’ensemble de ces stratégies concourt à légitimer le mouvement dans la sphère publique tout en ôtant aux hommes la responsabilité de leurs violences et des inégalités de genre qui pèsent sur les femmes.

  • 14 Champs de la sociologie développé en particulier aux Québec par Francis Dupuis Déri, Mélissa Blais (...)

8L’ouvrage d’Édouard Leport est alimenté de nombreuses études féministes et des travaux les plus récents concernant le masculinisme et les mouvements anti-féministes14. On aurait cependant apprécié qu’il rende compte des processus de socialisation liés à ces groupes de pères séparés (comment en arrive-t-on à prendre contact avec ces groupes et à militer avec eux ?) ainsi que du déroulement concret des actions menées par les associations. De même, si l’auteur tient à sa disposition de nombreuses données statistiques (enquêtes de l’Insee, enquête Virage, chiffres des ministères de l’Intérieur et de la Justice, chiffres issues de Au tribunal des couples du Collectif Onze, etc.) qui lui permettent de mettre en regard les discours que les pères séparés portent sur les discriminations de genre et les chiffres établis à l’échelle nationale, une étude des pratiques réelles d’éducation des hommes présents dans les associations permettrait de consolider ces comparaisons tout en confrontant discours et pratiques dans cette population.

9Ce travail fournit un éclairage sur un mouvement encore peu étudié en France et qui possède pourtant des relais politiques et médiatiques importants. Il permet, par l’étude des pratiques et des discours des militants, de dégager les fondements d’une lutte masculiniste, en appuyant sur l’importance de ré-inscrire le mouvement dans des structures générales de domination. Les papas en danger ? est également l’occasion de rappeler la pertinence heuristique de concepts centraux de l’analyse féministe (charge mentale, nécessité d’une analyse politique de la vie privée) ainsi que le rôle essentiel qu’ils jouent dans l’identification du phénomène de backlash contre les droits des femmes, dont fait partie le mouvement de défense des droits des pères.

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Notes

1 Diane Lamoureux, « L’antiféminisme comme conservatisme », in Bard Christine, Blais Mélissa, Dupuis-Déri Francis et Université d’Angers (dir.), Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Paris, PUF, 2019.

2 Édouard Leport, Quand les pères montent la garde. Discours, pratiques et conscience de domination dans les mobilisations collectives de pères séparés, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, 2020, disponible en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03144279.

3 En 2020, la garde alternée concernait 3,4 % des mineur·es en France (p. 40).

4 Lorsque l’un des deux parents refuse de laisser la garde de l’enfant à l’autre parent suite à une séparation ou à un divorce.

5 Quand un des deux parents décide de s’éloigner volontairement de l’autre parent, par exemple en déménageant, dans le but de rendre impossibles les visites ou la garde alternée. La NRE et l’EGV sont des situations extrêmement minoritaires. Alors que la première constitue un délit, la seconde ne possède pas de véritable existence légale (p. 66).

6 Soulé Bastien, « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, vol. 27, n° 1, 2007, p. 127-140.

7 Édouard Leport fait la différence entre les pères militants, membres actifs des associations, et les pères bénéficiaires, qui viennent y chercher des conseils. Lors des permanences, ces deux groupes distincts sont organisés de façon hiérarchique (la parole des premiers prévaut sur celle des seconds), ce qui constitue une différence majeure avec les cercles paroles féministes, qui mettent en œuvre l’égalité des paroles et des expériences.

8 Sont qualifiées de cisgenres les « personnes qui se reconnaissent et vivent dans le genre qui leur a été assigné à la naissance » (p. 25).

9 Un tiers de femmes séparées déclarent avoir subi des agressions de leur conjoint (p. 202-203).

10 Il se réfère pour cela à la fois à l’« Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple », ministère de l’Intérieur, 2019, et à l’enquête VIRAGE réalisée par l’Institut nationale d’étude démographique parue en 2020.

11 Alors même qu’ils réclament systématiquement la garde alternée, les pères concernés ne sont par exemple pas toujours en mesure d’exercer ce droit (pour des raisons professionnelles par exemple). Ils se reposent ainsi sur une disponibilité de leur entourage féminin.

12 Le syndrome d’aliénation parentale est un concept introduit par Richard Gardner, qui est à la fois non scientifique, non empirique et fondé sur des axiomes misogynes. Son utilisation est réprouvée par le ministère de la Justice mais il est pourtant abondement mobilisé par les associations de pères séparés.

13 Delphy Christine, « Retrouver l’élan du féminisme », Le Monde diplomatique, mai 2004, p. 14-15.

14 Champs de la sociologie développé en particulier aux Québec par Francis Dupuis Déri, Mélissa Blais et Aurélie-Chabaud. Voir notamment : Bard Christine, Blais Mélissa, Dupuis-Déri Francis (dir.), Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Paris, PUF, 2019 et Fillod-Chabaud Aurélie, « Au nom du père ». Une sociologie comparative du militantisme paternel en France et au Québec, thèse de doctorat en sciences politiques et sociales sous la direction de Florence Martin Kholi, European University Institute, 2014.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Martin Gautier-Touzo, « Édouard Leport, Les Papas en danger ? Des pères à l’assaut des droits des femmes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 mars 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/55088 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.55088

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Rédacteur

Martin Gautier-Touzo

Élève de l’ENS de Lyon, titulaire d’un master de sciences sociales, parcours éducation et savoirs en société.

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