• 1 Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Paris, Zone, 2017.

3Mathieu Quet rappelle toutefois que la logistique n’a pas toujours été associée à l’organisation de la distribution physique des biens, et qu’elle a même été pendant plusieurs siècles une « science militaire »1 (p. 33). Le tournant épistémologique s’est opéré pendant la guerre froide, lorsque le terme est entré dans le monde du management à travers ce que l’auteur appelle « la recherche opérationnelle », activité nécessitant d’enrôler « un grand nombre d’ingénieurs, de scientifiques, d’économistes » pour rationaliser et optimiser l’effort de guerre (p. 35). Cependant, la mise en œuvre de ces techniques ne s’est pas arrêtée après la guerre, loin s’en faut, puisque le potentiel qu’elles offraient pouvait s’appliquer à tous les domaines de la vie, laissant ainsi la place à une science logistique qui n’a pas tardé à croiser le monde de l’entreprise, créant une véritable science de gouvernement de l’entreprise visant « à identifier la manière la plus efficace de gérer les flux » (p. 45). Le principe de libre-échange dans une société mondialisée n’a fait que renforcer la puissance de la logistique comme moyen d’« optimiser les circulations » (p. 65), que des pratiques managériales ont étendu à l’organisation de la société. L’originalité du livre tient à l’étude minutieuse de l’extension de cette science logistique ou de gestion des flux, non pas seulement au monde des objets ou de la production mais à toute la société, à une multitude de sujets.

• 2 Professeure émérite à la Harvard Business School et professeure associée à la Harvard Law School.

4Ces sujets peuvent être des personnes, que la pensée logistique considère comme des ressources, des flux et des stocks à orienter vers une direction déterminée (migrations, patients dans les hôpitaux, création de hotspots, dispositifs anti-SDF, contrôles, etc.). Le vivant et la nature sont aussi concernés (gestion des populations, des animaux, de la nourriture, etc.). De manière plus immatérielle, l’auteur souligne que même les pratiques sémiotiques sont aussi corrompues, via la fabrication de nouvelles subjectivités « plus adaptées à la logique de profit de l’infocapitalisme [...] [aliénant] l’intériorité des êtres humains » (p. 57). C’est notamment le cas de la catégorie du signal qui tend à se réduire à ses plus simples fonctions pratiques, débarrassé des « enjeux de l'interprétation et de la représentation » (p. 58). L’auteur prend ici l’exemple de la carte bancaire qui joue un rôle essentiellement logistique (un signal sans contenu sémantique), et celui du nombre de vues d’un contenu Youtube (sans que l’on sache si ces « vues » ont été attentives). Toujours sur le plan immatériel, Mathieu Quet montre également la manière dont nos affects, récoltés via les données des outils numériques et convertis « en données comportementales appropriables et circulables » (p. 61), sont restitués en informations par les firmes numériques pour faciliter l’accès des utilisateurs à des flux, comme la publicité par exemple (l’auteur s’appuie ici sur les travaux de Shoshana Zuboff2) : « Que nous le voulions ou non, nous nous mettons à penser comme des machines dans l’espoir que celles-ci nous serviront » (p. 62). Enfin, sur le plan macro-économique, l’extension de la logistique s’applique également aux flux d’argent et à la monnaie. Mathieu Quet rappelle ici l’épisode de de la démonétisation indienne en 2016, dont l’objectif était de « superviser les flux d’argent » via une opération de logistisation financière.

• 3 Terme proposé par Sandro Mezzadra et Brett Neilson.

5Tous ces domaines sont placés « sous le joug d’un projet de contrôle dont l’horizon primordial est marchand et dont l’instrument est la rationalisation technique » (p. 71).Ainsi, la logistique apparaît comme une activité éminemment politique, dont l’objectif est mercantile et le principe capitaliste, en ce sens que la plus-value provient de la maximisation et de l’intensification de la circulation et du contrôle des processus via des « opérations logistiques »3. Cependant, Mathieu Quet relève l’existence de failles dans cette organisation complexe, et ce malgré un contrôle permanent des flux. Ces « zones d’ombre » concernent les flux illégaux qui échappent aux États ou aux organisations et qui laissent indifférent « le capitalisme logistique [...] aveugle entre le légal et l’illégal, le moral et l’immoral » (p. 92) : la contrebande de devises, les opérations illicites (trafic de drogue ou de métaux rares), lu transport de déchets, la requalification frauduleuse de marchandise (viande de cheval requalifiée en viande bovine), etc.

• 4 Beverly Silver, Forces of Labor, Workers’ Movements and Globalization since 1870, Cambridge, Cambri (...)

6La croissance permanente des flux induit une contrepartie : d’une part, la violence sociale qui est exercée à l’encontre des travailleurs (compression des salaires et dérogations au droit du travail – notamment à travers les zones franches –, formations inexistantes, pression managériale, etc.) et, d’autre part, l’apparition de tensions géopolitiques dues à la compétition interétatique. La troisième partie de l’ouvrage se focalise sur les moyens de stopper ou de dérouter cette intensification croissante des flux et les violences sociales qu’elle exerce dans son sillon. Plus précisément, Mathieu Quet invite spécifiquement les ouvriers de la logistique à lutter en « coupant » ces flux par des grèves, des blocages d’entrepôts, etc. Selon lui, il faut frapper là où ça fait mal, « directement à la bourse » (p. 124). S’appuyant sur les travaux de Beverly Silver4, l’auteur rappelle au passage que plus d’un tiers des conflits du travail recensés entre 1870 et 1996 se sont déroulés dans le monde du transport. De fait, bien que les travailleurs de ce secteur participent activement à l’enrichissement de l’économie mondiale, ils sont bien souvent les derniers à bénéficier des richesses créées. De manière générale, ils occupent ainsi une place stratégique dans les luttes (qui vont au-delà des simples conflits de travail), car ils ont la possibilité de détourner, de dévier ou d’arrêter le mouvement des flux (donc de « boucher un goulet d’étranglement », p. 121) pour toucher directement le capital par des « ruptures d’approvisionnement » (p. 98). Dans un second temps, Mathieu Duet invite tous les citoyens à privilégier les « circuits courts » pour casser les flux tout en militant pour la création d’une alterlogistique, « un nouvel art de la mobilité » (p. 138) qui passerait par la flânerie, la dérive et l’errance, le voyage mental et immobile des chamans… L’ouvrage s’achève sur cette rêverie, bien loin des pratiques contemporaines.