
Texte intégral
1Quand les sciences sociales s’intéressent à l’école primaire, elles le font généralement en se questionnant sur ce qu’il se passe dans la classe. La plupart des études de terrain qu’on y mène consistent ainsi à observer le fonctionnement de classes en train de se faire. Dans cette perspective, l’enjeu est de décrire et de comprendre les relations pédagogiques qui peuvent se tisser au sein de la classe. Cette démarche est tout à fait pertinente puisqu’elle nous met face aux situations où les acteurs de l’école sont le plus clairement engagés dans ce que l’on peut attendre d’eux. Elle est cependant loin d’épuiser toutes les dimensions de l’école primaire. Au quotidien, les professeurs des écoles sont impliqués dans tout un ensemble d’interactions (avec leurs collègues, leur hiérarchie, les parents d’élèves, etc.) qui font partie de leur activité professionnelle bien qu’elles échappent le plus souvent à l’œil de l’ethnographe par leur caractère informel. C’est cette dimension qu’Aksel Kilic tente de saisir dans cet ouvrage. Elle s’intéresse ainsi aux « coulisses » de l’école primaire, c’est-à-dire à ce qui se passe en dehors des heures de classe, dans la salle des maîtres, dans la cour de récréation ou au portail au l’école. Les observations de terrain qui nous sont rapportées ont été menées dans deux écoles primaires d’Île-de-France où l’auteure a pu travailler en tant que professeure des écoles. Cette proximité professionnelle avec les acteurs lui a permis d’assister à des échanges informels qui auraient sans doute été difficilement accessibles autrement. De ces observations, Aksel Kilic relève que les professeurs se retrouvent autour d’un certain nombre d’évaluations qu’elle propose de décrire comme une « culture professionnelle » représentative de la façon dont les professeurs s’approprient leur métier et se reconnaissent entre eux.
2Pour Kilic, cette culture professionnelle conduit les professeurs et les professeures des écoles à s’identifier comme un groupe relativement autonome par rapport à certaines exigences institutionnelles. Un exemple de ce phénomène se retrouve dans les discours très critiques que peuvent avoir les professeurs vis-à-vis des formations académiques qu’ils doivent suivre : selon eux, ces formations (initiales ou continues) sont généralement peu pertinentes au regard des exigences pratiques du métier et ont peu d’impact dans le développement de leur identité professionnelle. Pour rendre compte de ce qui a véritablement fait d’eux des professeurs, les acteurs évoquent plus volontiers leur parcours professionnel : les écoles dans lesquelles ils ont fait leurs premières armes, les échanges de pratiques qu’ils ont pu avoir avec des collègues plus expérimentés, les situations de crises auxquelles ils ont dû s’adapter, etc. Les professeurs s’unissent ainsi autour de l’idée que leur « vraie » formation est une formation informelle qui dépend à la fois de l’épreuve pratique du réel et des alliances professionnelles qui peuvent se tisser sur le terrain. On voit ici comment l’esprit de corps des professeurs des écoles implique une distanciation critique par rapport à l’autorité institutionnelle incarnée par l’inspection académique – distanciation qui peut parfois aller jusqu’à la franche hostilité. Ce constat conduit Aksel Kilic à développer d’intéressantes analyses sur le rôle des directeurs et des directrices d’écoles qui doivent prendre en charge cette tension entre l’autorité de l’inspection, hiérarchique et formelle, et l’aspiration du corps enseignant à une autonomie professionnelle prenant la forme d’une régulation mutuelle et informelle des pratiques.
3Une part importante du livre est consacrée aux évaluations des professeurs vis-à-vis des parents d’élèves. Pour Aksel Kilic, les professeurs entretiennent une relation d’ambivalence avec les parents. D’un côté, ils se montrent très soucieux de l’image qu’ils peuvent donner et sont très attentifs aux marques de reconnaissance, explicites (remerciements) ou symboliques (cadeau d’une boîte de chocolat à Noël par exemple), qu’ils peuvent recevoir de la part des parents. D’un autre côté, ils manifestent des attentes très fortes vis-à-vis de la manière dont les parents doivent s’impliquer dans la scolarité de leurs enfants. Ces attentes peuvent être résumées ainsi : préparer les enfants pour qu’ils puissent être autonomes à l’école, faire confiance aux pratiques pédagogiques de l’enseignant et participer à la vie de l’école (en étant présents aux réunions ou en accompagnant les sorties scolaires). Aksel Kilic montre que les évaluations critiques que les professeurs formulent vis-à-vis des parents peuvent être mises en corrélation avec leur classe sociale. Ainsi, si les parents de classe moyenne répondent mieux aux attentes des professeurs, ce ne serait pas le cas de ceux qui sont issus des milieux les plus favorisés ou les plus populaires – et cela pour des raisons différentes. Les familles favorisées surinvestiraient la scolarisation de leurs enfants et auraient des attentes pédagogiques jugées intrusives par les professeurs (par exemple en demandant plus de devoirs ou un passage anticipé de leur enfant dans la classe supérieure). Les familles les plus populaires auraient plutôt tendance à sous-investir la scolarisation de leurs enfants et participeraient peu à la vie de l’école.
4Une dimension originale des analyses de Kilic réside dans la manière dont elle montre que cette catégorisation des usagers de l’école (élèves et parents) pourrait constituer un « savoir coupable », c’est-à-dire un jugement technique qui permet aux acteurs de décrire certains aspects de leurs pratiques mais dont la formulation publique serait choquante pour les profanes. D’un point de vue pratique, cet étiquetage social est un « savoir » car il serait utilisé par les professeurs parce qu’il permet non seulement d’expliquer certaines difficultés professionnelles, mais aussi de les anticiper : Aksel Kilic rapporte ainsi que certains professeurs semblent tirer des prénoms de leurs élèves des indices sociaux prédicteurs de leurs difficultés scolaires. « Cillian, Elouan, Messalin, Ainhora, Kenzo... Vu les prénoms, ça promet déjà ! », dit une professeure en consultant la liste des futurs élèves de petite section (p. 160). Si ce savoir est « coupable », c’est bien sûr parce qu’il contrevient à une attente que l’on attache volontiers à l’école : celle d’une école impartiale face aux différences sociales entre les élèves et qui est à même d’offrir une éducation égale à tous.
5Dans le dernier chapitre du livre, Aksel Kilic s’intéresse à la place de la notion de laïcité dans les jugements énoncés par les professeurs et les professeures. Elle rend compte d’un clivage dans le corps enseignant : certains professeurs auraient tendance à critiquer négativement des parents qui répondent pourtant aux attentes pédagogiques évoquées précédemment, en raison de leur origine ethnique ou d’une appartenance religieuse jugée trop visible. L’auteure montre que, des deux côtés de la controverse, les acteurs utilisent la notion de laïcité pour justifier leurs évaluations. Il y aurait ainsi une tension entre deux idéaux types de la laïcité : d’un côté une conception juridico-philosophique, qui défend la neutralité de l’État et l’égalité entre les religions, et de l’autre une conception plus identitaire, qui érige l’invisibilisation des spécificités religieuses en critère d’intégration nationale (p. 180). D’après les tenants de la première définition, ceux de la deuxième instrumentalisent la notion de laïcité pour justifier des comportements xénophobes. Aksel Kilic tire une conclusion intéressante de ces développements : le concept de laïcité n’est plus, comme hier, un concept-solution pour penser l’articulation entre un projet d’éducation républicaine et la diversité religieuse. Au contraire, il est devenu un concept-problème autour duquel les controverses se cristallisent. En conclusion, l’auteure suggère que cette tension pourrait être dépassée en remplaçant l’idée de laïcité par celle de lutte contre les discriminations, ce qui permettrait de poser le problème de l’inclusion sociale en se décentrant des questions de religion (l’appartenance religieuse n’étant qu’une différence comme une autre).
6La principale qualité de L’école primaire vue des coulisses se trouve dans la façon dont Aksel Kilic s’efforce d’analyser les évaluations des professeurs sans les psychologiser. La « culture professionnelle informelle » que l’on cherche à mettre au jour ici n’est pas réductible à un ensemble de croyances privées partagées par un même corps professionnel. Elle consiste plutôt en un ensemble de catégories que les acteurs utilisent pour s’expliciter mutuellement ce qu’ils font. On regrette toutefois que Kilic ne rende pas plus précisément compte de la forme discursive de ces interactions ni de la manière dont celles-ci peuvent influencer les pratiques éducatives des professeurs. Cela aurait peut-être permis de préciser un phénomène qui semble constamment présupposé sans être véritablement explicité dans le livre : que, dans ces interactions, s’actualise un processus de régulation mutuelle informelle des pratiques éducatives (Aksel Kilic parle de « normalisation » des pratiques). Si tel est le cas, l’étude des « coulisses » de l’école primaire pourrait être plus riche que prévu : elle ne permettrait pas simplement de mettre au jour des faits sociaux que l’observation de classe ne permet pas d’isoler, mais aussi de se donner des ressources nouvelles pour mieux comprendre (et peut-être même critiquer) ce qu’il se passe sur la « scène ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Benoît Peuch, « Aksel Kilic, L’école primaire vue des coulisses », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 avril 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/55583 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.55583
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