Laure Machu, Vincent Viet (dir.), Pour une histoire plurielle du paritarisme. Fondements, formes et usages (XIXe-XXIe siècles)

Texte intégral
- 1 À l’issue d’une phase de « bilan / évaluation », les partenaires sociaux ont entamé en janvier 2022 (...)
1Né des conflits du travail au xixe siècle, le paritarisme – entendu comme l’ensemble des formes institutionnelles dans lesquelles l’État délègue aux représentants patronaux et salariés l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique publique dans le champ du travail – se conçoit comme un mode de régulation autonome du social qui se manifeste sous des formes multiples dans de nombreux domaines : sécurité sociale, régimes de retraite complémentaire, assurance-chômage, formation professionnelle ou encore logement. En France, rares sont les travaux qui lui sont consacrés. Pourtant, la question du rôle du paritarisme dans la gestion des organismes sociaux continue de susciter de nombreux débats. Son inscription dans « l’agenda social et économique paritaire » défini par les confédérations syndicales et patronales en mars 2021 témoigne de l’actualité du thème1.
2En proposant une « histoire polyphonique du paritarisme », cet ouvrage collectif esquisse un état des lieux paritaires qui, sans prétendre à l’exhaustivité, permet d’approcher la notion en termes d’expériences empiriques concrètes dans les champs du travail et de la protection sociale. L’approche socio-historique, qui prédomine ici, autorise l’étude « par le bas » des paritarismes à travers l’élucidation de leurs conditions d’émergence, de leurs modalités de fonctionnement et de leurs évolutions en fonction des conjonctures politiques, économiques et sociales. La force heuristique de cette démarche tient à l’acception large qui est donnée à la notion de paritarisme, permettant ainsi la mise au jour de ses nombreuses formes hybrides. Celles-ci sont d’autant mieux saisies que l’ouvrage convoque les analyses d’une vingtaine de chercheurs d’appartenance disciplinaire variée, auxquelles s’ajoutent les témoignages des représentants syndicaux de salariés et d’employeurs qui, à travers de leurs engagements croisés, « font » le paritarisme.
3La première partie de l’ouvrage, « fondements et trajectoires », rassemble cinq contributions regroupées en deux principaux chapitres. Le premier chapitre explore les sources doctrinales et généalogiques du paritarisme et de la démocratie sociale. À partir de l’examen de la pensée juridique à la fin du xixe siècle, Pierre-Yves Verkindt montre que ces notions se sont cristallisées dans un « climat intellectuel » visant à opérer « la transmutation de l’intérêt professionnel et corporatif en intérêt général » (p. 29). Par la suite, Antoinette Catrice-Lorey relate l’échec du projet de démocratie sociale qui a prévalu lors de l’avènement de la Sécurité sociale en 1945. Elle souligne l’impossible clarification des rôles respectifs entre l’État et la « représentation des intéressés » sous le poids de la centralisation de l’institution et de la régulation étatique croissante sur la gouvernance paritaire.
4Le second chapitre examine différents montages paritaires dans des domaines variés du social. Yves Verneuil revient sur les débats internes qui ont accompagné la création en 1947 des comités techniques paritaires (CSP) au sein de l’Éducation nationale. L’auteur explicite la diversité des projets défendus par les catégories d’enseignants, ainsi que leur signification selon la nature des questions à traiter (administratives, pédagogiques). Élisabeth Mella et Thierry Tauran retracent l’émergence du paritarisme dans les régimes particuliers de Sécurité sociale en soulignant la grande hétérogénéité de ses modalités d’exercice (entreprises ou caisses, mutuelles…). Stéphane Lembré se penche quant à lui sur la faible théorisation du paritarisme dans le champ de la formation professionnelle initiale, en prenant le cas de la taxe d’apprentissage, établie en 1925 et réformée en 1993 et 2018, et de ses usages sociaux dans le département du Nord.
5La seconde partie de l’ouvrage, « configuration et usages institutionnels », réunit six contributions réparties en trois principaux chapitres. Le premier chapitre met l’accent sur les ancrages territoriaux du paritarisme. À partir du cas grenoblois, Julien Caranton montre comment la préférence du patronat local pour la forme mutualiste, exprimée dans les années 1920, notamment dans la métallurgie, a constitué une stratégie de contournement du paritarisme de gestion pour conserver la gouvernance de leurs organisations de protection sociale.
- 2 Lyon-Caen Gérard, « L’image du droit social belge », Revue de l’Université de Bruxelles, n° 1-3, 19 (...)
6Le second chapitre aborde les stratégies patronales et syndicales dans le cadre de la négociation collective. Jean-Pascal Higelé souligne la permanence des déséquilibres relevant de la confrontation du pluralisme syndical à l’unité patronale « arbitre de ses alliances » à l’échelle de la négociation nationale interprofessionnelle en matière d’assurance chômage. Le sociologue souligne la tendance à une domination étatique beaucoup plus explicite et pesante sur les cadres et le déroulement des négociations. Danièle Fraboulet et Aurélie Philippe rappellent que les négociations collectives au tournant du xxe siècle sont difficilement assimilables au paritarisme, dont le vocable se serait imposé dans le discours patronal de la métallurgie en particulier dans le but de contrer les tentatives de dirigisme étatique et d’amortir les échecs des institutions patronales. Éric Geerkens examine enfin les résistances du patronat au fait syndical et à la négociation collective dans la Belgique de l’entre-deux-guerres. Alors que le pays a été qualifié de « mère du paritarisme »2, l’historien relativise cette approche consensuelle en rappelant les formes concrètes de cette opposition (refus de la négociation, avantages extraconventionnels, application de nouvelles méthodes d’organisation).
7Le troisième chapitre aborde la figure de l’État dans ses rapports aux institutions paritaires. Benjamin Jung examine l’installation des bureaux publics de placement à la veille de la Première Guerre mondiale. Il montre en quoi le projet de gouvernance paritaire promu par le premier ministre du Travail a été envisagé comme « technique de contournement du rapport salarial de subordination et mécanisme de la solidarité républicaine » (p. 163). Jules-Mathieu Meunier analyse quant à lui la trajectoire institutionnelle du 1 % logement, de sa création en 1943 à nos jours. L’auteur décrit les facteurs de la dégradation de la légitimité des comités interprofessionnels du logement (CIL), dont la permanence d’un « problème de portage politique par les acteurs paritaires » (p. 177).
8La troisième partie, « les paritarismes à l’épreuve de la réforme », regroupe sept contributions réparties en deux chapitres. Le premier chapitre est consacré aux tensions et aux médiations à l’œuvre dans le cadre du paritarisme. Michèle Tallard et Catherine Vincent examinent l’accord national interprofessionnel de modernisation du paritarisme de 2012 en montrant que son contenu a visé « à la fois des enjeux de défense et de délimitation d’un champ autonome de régulation sociale et ceux de défense de l’utilité sociale du paritarisme » (p. 202). Claire Vivès analyse le régime d’indemnisation du chômage sous l’angle de son administration paritaire, entendu ici comme un instrument de pouvoir. Elle montre comment la diffusion des principes « d’activation » (p. 236) des dépenses d’indemnisation et leur traduction sur le plan gestionnaire, a non seulement affaibli les prérogatives de l’institution paritaire, mais également tari les capacités expertes de ses acteurs. L’article de Mathieu Grégoire, consacré à l’histoire des intermittents du spectacle au sein de l’assurance chômage, enrichit l’exploration du champ en montant que le conflit social, initié en 2003 et résolu en 2016, est un révélateur des difficultés inhérentes au projet paritaire, fondé sur l’affirmation de son autonomie et l’enjeu de « solidarité interprofessionnelle » (p. 209). Enfin, à partir d’une approche comparée des systèmes de retraite de plusieurs pays européens (France, Finlande, Pays-Bas et Suisse), Bruno Gabellieri distingue la spécificité des modèles nationaux en pointant comme similitude la permanence du paritarisme malgré une diversification et une concurrence accrue entre les régimes (répartition, capitalisation, épargne…).
9Le second chapitre explore les itinéraires, représentations et pratiques des acteurs du paritarisme depuis leurs expériences concrètes. Mickaël Ciccotelli explore le rapport ambivalent du patronat, entre désaffection et investissement de long terme, avec la branche retraite de la Sécurité sociale depuis le point de vue de responsables patronaux. Anne-Sophie Bruno et Vincent Viet appréhendent les dimensions intimes du paritarisme en dévoilant les trajectoires professionnelles et militantes de ses acteurs, les formes de leur engagement dans le fonctionnement des instances paritaires, ainsi que la vision du rôle du paritarisme au regard des évolutions en cours et à venir sur le plan national et international. Enfin, dans un entretien narratif avec Pierre Chaperon, Georges Bouverot, ancien directeur des ressources humaines (DRH) du groupe Renault, raconte sa « carrière paritaire » (p. 297) en revenant sur son expérience de négociateur pour le compte du constructeur automobile et de président pour le régime complémentaire ARRCO.
10En conclusion de l’ouvrage, Robert Lafore esquisse une théorisation de l’idée de paritarisme en proposant d’en saisir les pratiques différenciées comme des « montages médiateurs destinés à réduire les contradictions propres à la société démocratique » (p. 313). Dans cette perspective, le juriste invite à expliciter les formes paritaires à travers leurs ancrages historiques, politiques et sociaux, tout en tenant compte du cadre institutionnel global dans lequel elles s’insèrent.
11Sans épuiser la richesse de la problématique, cet ouvrage offre en définitive un éclairage salutaire sur un mode de régulation du social encore aujourd’hui méconnu et trop souvent caricaturé, et ce malgré son importance dans le fonctionnement des institutions du travail et de protection sociale. Malgré cet apport indéniable, cet éclairage reste partiel et ne porte pas sur certains domaines d’expression du paritarisme, tels que la justice prud’homale ou le dialogue social territorial, ni sur des pratiques relevant du travail quotidien de ses acteurs, comme l’expérimentation ou le recours à l’expertise. Cette absence n’est cependant pas une limite, mais plutôt un rappel de l’ambition programmatique de l’ouvrage eu égard à l’ampleur de son objet. Elle incite plutôt à poursuivre le travail d’enquête sur les formes concrètes du paritarisme, en s’attachant à saisir le travail quotidien de ses acteurs et leurs capacités à se réinventer.
Notes
1 À l’issue d’une phase de « bilan / évaluation », les partenaires sociaux ont entamé en janvier 2022 une négociation sur la « modernisation du paritarisme », qui se poursuit au moment de la rédaction de ces lignes.
2 Lyon-Caen Gérard, « L’image du droit social belge », Revue de l’Université de Bruxelles, n° 1-3, 1978, p. 366.
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Référence électronique
Edine Gassert, « Laure Machu, Vincent Viet (dir.), Pour une histoire plurielle du paritarisme. Fondements, formes et usages (XIXe-XXIe siècles) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 avril 2022, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/55669 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.55669
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