Stève Bernardin (dir.), Croisades privées et problèmes publics, l’héritage sociologique de Joseph Gusfield

Texte intégral
- 1 Joseph R. Gusfield, Symbolic Crusade: Status Politics and the American Temperance Movement, Urbana, (...)
- 2 Joseph R. Gusfield, La culture des problèmes publics. L'alcool au volant : la production d'un ordre (...)
1Pourquoi relire Joseph R. Gusfield ? Alors que le nom de ce sociologue nord-américain semble familier autant pour les chercheurs que pour un certain nombre d’étudiants en sciences sociales, ses travaux apparaissent quant à eux largement cantonnés à la construction du problème public de l’alcool au volant. C’est à ce paradoxe qu’est confronté Stève Bernardin, qui dirige cet ouvrage collectif, quand il commence une thèse de sociologie sur la relecture critique des travaux de Gusfield. Ce dernier, célèbre pour deux de ses ouvrages, Symbolic Crusades1 et La culture des problèmes publics2, publiés respectivement en 1963 et 1981, reste peu mobilisé dans les travaux de sciences sociales. Pourtant, les pistes d’analyse qu’il propose sont nombreuses, et méritent d’être investies. L’invitation à une telle tâche est à l’origine d’un colloque organisé en 2015, dont les réflexions ont abouti à cette publication.
2Composé d’une douzaine de courts chapitres consacrés à des thématiques souvent bien éloignées de l’alcool au volant, l’ouvrage témoigne d’abord de la richesse des concepts élaborés par Gusfield. Sa réflexion, loin d’être limitée à un cas d’étude particulier, apparaît au contraire propice à nourrir des analyses sur des objets d’étude variés allant du mouvement abolitionniste de la prostitution jusqu’au travail journalistique, en passant par l’échec scolaire ou encore l’utilisation des pesticides. C’est d’ailleurs en raison des angles de relectures adoptés que l’ouvrage convainc et permet de saisir toute la portée de l’œuvre de Gusfield. Les contributions constituent en effet des prolongements passionnants qui nourrissent les concepts à mesure qu’ils les questionnent. Comment expliquer qu’une situation donnée devienne problématique ? Par quels processus et quelles logiques la construction d’un problème passe-t-elle ? Quels sont les acteurs qui en sont à l’origine et qui la portent ? Comment expliquer, à l’inverse, que certaines situations, a priori problématiques et reconnues comme telles, ne soient suivies d’aucune mesure ? C’est ainsi les réflexions autour des processus de dramatisation, d’appropriation et de distanciation, au cœur de de l’analyse des problèmes publics, qui structurent cet ouvrage.
3 La première partie se concentre sur la phase de construction des problèmes publics afin de saisir les dynamiques sociales à l’œuvre dans la publicisation de croisades symboliques. En liant, dans la lignée de Gusfield, étude des mouvements sociaux et constitution de problèmes publics, les contributeurs montrent comment la dramatisation à l’œuvre dans ces processus de publicisation est notamment une affaire de statut. Le prisme se focalise davantage, dans l’esprit de Gusfield, sur le prestige des groupes en concurrence plutôt que sur leur classe sociale. Cette attention portée au statut social est utilement replacée dans l’écologie académique de l’époque, permettant au lecteur de comprendre les échanges conceptuels ayant cours au sein du champ des sciences sociales américaines, notamment entre Chicago et la côte est américaine. Ce premier cadrage s’articule autour des notions de réformes assimilatrices et coercitives utilisées par Gusfield pour étudier les mouvements de la tempérance aux États-Unis : quand les premières visent plutôt à l’intégration des groupes étiquetés comme déviants pour transformer leurs pratiques, les secondes adoptent une stratégie de sanctions, notamment légales, afin de modifier les comportements perçus comme problématiques. Si les chapitres montrent encore la validité analytique de cette grille de lecture, tous ne l’appliquent pas telle quelle. Quand Lilian Mathieu montre la pertinence de cette approche pour l’analyse des mouvements abolitionnistes français, Christophe Traïni vient l’enrichir en intégrant les registres émotionnels mis à distance par Gusfield : dans le cas des mouvements de protection animale, ceux-ci prennent le rôle de dispositifs de sensibilisation utilisés par des groupes d’acteurs dans la structuration du problème public. Nicolas Larchet, à partir du cas de la réforme alimentaire en Louisiane post-ouragan Katrina, montre comment la dissociation jusqu’alors structurante entre assimilation et coercition est dépassable : certains problèmes publics présentent ces deux faces simultanément. À partir de l’analyse d’un projet d’aménagement, Clément Barbier souligne enfin comment les croisades symboliques ne sont pas qu’un enjeu public, les problèmes se constituant également dans des arènes plus confidentielles, dans son cas peuplées de technocrates, dont la tenue est discrète et où se discutent les définitions et les agendas de différents groupes.
4En s’attachant davantage aux acteurs de ces problèmes, la deuxième partie interroge plus spécifiquement la question de leur propriété (ownership). Définie comme la capacité de certains groupes à imposer leur définition d’une cause face aux alternatives concurrentes, la notion de propriété des problèmes publics se révèle particulièrement heuristique. D’abord, elle permet de mêler échelles d’analyse locales et nationales en mettant en lumière les rouages institutionnels à l’œuvre derrière certaines controverses. De la sorte, elle prête attention à la fois aux groupes professionnels et à leurs luttes respectives, mais aussi aux acteurs administratifs, en considérant la défense de leurs cadrages et de leurs pouvoirs. Enfin et surtout, la notion de propriété révèle les ressources inégales dont disposent ces groupes dans leurs agendas respectifs. Par ce cadrage, cette notion autorise, en se concentrant sur les acteurs des controverses en quête de légitimité et de reconnaissance de leur expertise, à incarner et à dynamiser l’étude de l’action publique. Dans leur contribution sur le problème de la qualité de l’air intérieur, Benjamin Ferron, Renaud Hourcade et Jean-Pierre Le Bourhis redonnent une place active aux médias dans l’action publique, renouvelant alors une approche les cantonnant souvent au rôle de relai entre « décideurs » et « citoyens ». Henri Bergeron et Nicolas Fortané étudient quant à eux les différents appariements à l’œuvre entre groupes professionnels et acteurs administratifs autour des luttes contre les drogues et la toxicomanie : ces appariements constituent une des variables des changements à l’œuvre dans l’action publique. D’autres contributions s’appliquent à donner des prolongements au concept de propriétaire : c’est le cas de Stanislas Morel qui, à partir de ses recherches sur l’échec scolaire, montre comment un problème peut être placé dans une situation de copropriété, qui plus est à la suite de l’émergence de politiques dites partenariales. Philippe Zittoun propose enfin de mettre l’accent sur les solutions des problèmes publics, revenant alors aux différences que leur analyse nécessite. Davantage restreinte à des arènes discrètes, la définition des solutions se distingue également par le nombre resserré d’acteurs qu’elle implique, au contraire de la construction d’un problème public qui en engage souvent une multitude.
5Les contributions de la dernière partie proposent d’investiguer d’autres modalités possibles de formulation des problèmes publics, revenant notamment sur les enjeux définitionnels dont ils font l’objet. Contre l’idée d’une unicité de la définition d’un problème public, Gusfield proposait de s’intéresser aux espaces et aux acteurs porteurs de prismes alternatifs d’analyse de la réalité sociale, mais aussi d’envisager les obstacles entravant leur reconnaissance. Comment expliquer par exemple, pour le cas étudié par Aurélien Féron, l’implantation d’une usine de décontamination de pyralène, malgré les fortes oppositions ainsi qu’un consensus scientifique établi autour de sa nocivité ? Comprendre ces situations problématiques, car n’allant pas de soi, conduit à se pencher sur les formes de segmentation et de fragmentation des espaces sociaux, qui expliquent que des situations peuvent ne jamais être traitées comme des problèmes publics. L’importance des luttes définitionnelles sous-tendant le conflit autour de cette usine explique l’échec du groupe s’opposant au projet par la dissymétrie très forte des acteurs en présence. Dans la démonstration de François Dedieu, Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, consacrée à l’utilisation des pesticides, les raisons de l’échec se déplacent : elles se situent désormais dans le travail des propriétaires des politiques de prévention des risques professionnels, qui relisent les données concurrentes jugées gênantes et réécrivent les règles de l’action publique. L’étude de Estera Badau, Nicolas Fortané et Jocelyne Arquembourg, relative à l’antibiorésistance dans le domaine animal, rend quant à elle compte de la tentative ratée de découpler les missions de prescription et de délivrance des médicaments pour animaux face à la forte capacité du groupe professionnel des vétérinaires à se réapproprier la question. Concernant le travail journalistique analysé par Ivan Chupin, il apparaît enfin que les routines professionnelles empêchent que certains événements majeurs tels que la canicule de 2003 ne soient traités comme des problèmes publics. L’analyse prolonge ici une nouvelle fois les travaux de Gusfield en prenant en considération la structuration des médias et les freins paradoxaux qu’elle peut constituer dans la mise en scène et la dramatisation de l’information.
6 L’ouvrage, par sa pédagogie, la pluralité des thématiques qu’il aborde et les retours synthétiques et systématiques qu’il propose, remplit assurément l’ambition qu’il s’est donnée : loin d’être une contribution sur Joseph R. Gusfield lui-même ni une exégèse de ses travaux, il renseigne et renouvelle son héritage qui s’avère dès lors d’autant plus fécond. Une de ses forces réside en effet indubitablement dans les retours et apports analytiques proposés par chaque contribution qui permettent d’incarner l’analyse des politiques publiques. Alors que la construction du livre conduit parfois à certaines redondances dans l’exposition des concepts, elle offre incontestablement matière à penser. Les pistes proposées peuvent ainsi être lues comme autant d’invitations à repenser et à enrichir l’analyse d’autres cas d’étude en poursuivant la construction de ponts heuristiques entre objets pourtant a priori éloignés.
Notes
1 Joseph R. Gusfield, Symbolic Crusade: Status Politics and the American Temperance Movement, Urbana, University of Illinois Press, 1963.
2 Joseph R. Gusfield, La culture des problèmes publics. L'alcool au volant : la production d'un ordre symbolique, Paris, Économica, 2009 [1981], compte rendu de Marianne Woollven pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.763.
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Référence électronique
Julie Oudot et Nathan Rivet, « Stève Bernardin (dir.), Croisades privées et problèmes publics, l’héritage sociologique de Joseph Gusfield », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 10 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/55933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.55933
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