Anne-Catherine Wagner, Coopérer. Les SCOP et la fabrique de l’intérêt collectif
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- 1 Au sens de l’expression proposée par Isabelle Ferreras dans Ferreras Isabelle, Gouverner le capital (...)
1Dans un monde globalisé et une économie financiarisée qui montrent leurs limites à répondre aux grands enjeux sociétaux actuels, les coopératives, souvent présentées comme une alternative au modèle d’entreprise capitaliste dominant, connaissent un regain d’intérêt. Parmi celles-ci, les Scop (Sociétés coopératives et participatives) constituent une catégorie particulière, puisqu’elles bousculent la division classique entre le travail et le capital au sein de l’entreprise. En effet, les sociétaires d’une Scop en sont à la fois investisseurs en capital et en travail1. Autrement dit, ils en sont à la fois les actionnaires et les salariés, mettant ainsi le capital au service du travail. L’ouvrage d’Anne-Catherine Wagner fait trois constats au sujet des Scop. Premièrement, elles connaissent un renouveau, passant de 522 en 1970 à 3611 en 2020. Deuxièmement, il existe une forme d’idéalisation du modèle coopératif qui se focalise sur ses vertus. Troisièmement, il y a en parallèle une dénonciation du modèle, qui ne serait qu’un leurre permettant au système dominant de se maintenir. De là, l’auteure propose d’étudier le réel de l’utopie, c’est-à-dire comment les acteurs pensent et vivent leurs projets. Plus précisément, partant de la spécificité des Scop, elle pose la question : comment les Scop interrogent-elles et construisent-elles les notions de coopération, de propriété (collective) et d’intérêt collectif ?
2L’ouvrage repose sur une étude de terrain approfondie de trois Scop (Scop-Ti, Isolec et Câblor), des entretiens auprès d’une cohorte de treize participants à la formation « Business Management. Parcours Cadres dirigeants de Sociétés coopératives et participatives » dispensée par l’Université Paris-Dauphine et conçue en collaboration avec la Confédération générale des Scop, et un questionnaire envoyé aux anciens élèves de cette formation. En outre, l’auteure a récolté des données statistiques auprès de la Confédération générale des Scop, qu’elle utilise comme éléments de cadrage général. Anne-Catherine Wagner structure son propos en deux parties, après une longue introduction de cadrage. D’abord, l’auteure traite de la propriété collective en immergeant le lecteur successivement dans chacune des Scop étudiée de façon approfondie, ainsi que dans les entretiens avec les participants à la formation de Paris-Dauphine. La seconde partie adopte une perspective davantage comparative puisqu’elle consacre chaque chapitre à une question transversale (rémunérations, trajectoires professionnelles individuelles et promotions, gouvernance démocratique et rapport au capitalisme), à laquelle l’auteure répond en différenciant les modèles de Scop présentés.
- 2 Au sens du concept d’ « imprinting » mis en avant par Arthur Stinchcombe, c’est-à-dire que les cond (...)
3La première partie de l’ouvrage révèle des visions et des expériences extrêmement différentes de la propriété collective dans les Scop qui semblent découler du mode de création (reprise d’entreprise en Scop ou création ex-nihilo) et du profil des créateurs de la Scop. Ces conditions de création laissent une empreinte2 durable, particulièrement sur la façon dont la propriété est vécue ainsi que sur l’horizontalité des relations entre travailleurs. Anne-Catherine Wagner identifie quatre situations à chacune desquelles elle dédie un chapitre. Il y a d’abord la Scop issue de la lutte ouvrière face au capital, à l’image de Scop-Ti née d’une lutte syndicale de 1336 jours pour maintenir l’usine Fralib face au projet de délocalisation des activités par Unilever. Dans ce cas, c’est l’utilisation de l’outil de production (par les ouvriers) et l’implication militante dans la lutte qui définit la propriété dite légitime de l’entreprise. Le deuxième type de reprise d’entreprise en Scop, illustré par Isolec, est construit a contrario sur une alliance entre les classes socio-professionnelles, qui s’exprime dans l’attachement au savoir(-faire) et à l’enracinement dans l’entreprise. Ici, la légitimité de la propriété collective provient de la reconnaissance de la compétence acquise par l’expérience des travailleurs (ouvriers, personnel administratif et cadres intermédiaires). Parmi les Scop créées ex-nihilo, des Scop historiques telles que Câblor reposent sur leur ancrage local et leur autonomie par rapport à des actionnaires extérieurs pour former une famille de sociétaires co-entrepreneurs. La propriété commune est fondée sur l’histoire longue de l’entreprise et sur une imbrication d’une conception morale du capital et de ses aspects financiers. Enfin les Scop créées plus récemment sont souvent de type vocationnel. Les fondateurs, souvent issus de classes moyennes diplômées, souhaitent vivre leur vie professionnelle selon certaines valeurs éthiques. À l’instar des militants de Scop-Ti, on retrouve ici une forme de sacrifice personnel de la part des créateurs, dans leur abnégation, qui est à la source du sentiment de propriété collective et de sa légitimité.
4Dans cette partie de l’ouvrage, Anne-Catherine Wagner offre également une analyse lexicale de ses entretiens et dégage quatre registres, deux liés au travail (temporalité du travail et de la lutte, aspects techniques du travail) et deux liés à la gestion (gouvernance démocratique et aspects financiers). Il est intéressant de noter que le recours à ces différents registres lexicaux est largement déterminé par l’appartenance sociale. Les ouvriers, employés et professions intermédiaires sont représentés dans le premier pôle, lié au travail. Les cadres des Scop plus prospères sont ceux qui sont le plus représentés dans le second pôle. Ces quatre registres lexicaux montrent également la pluralité des compréhensions de la Scop, entre une dimension entrepreneuriale (production et finance) et une dimension de relations humaines (lutte et dialogue social), génératrice de tensions.
5La deuxième partie traite de l’émancipation des travailleurs dans les Scop en explorant successivement quatre thématiques par la comparaison des modèles de Scop identifiés. L’auteure aborde d’abord la question de la rémunération des travailleurs-sociétaires. Comment faire sens des éventuelles inégalités de salaire lorsque chacun des travailleurs est propriétaire de l’entreprise au même titre que les autres ? L’analyse des Scop montre l’importance de la rétribution symbolique, telle que le sens de la propriété et la fierté coopératrice, et de ses possibles articulations avec la rétribution économique en fonction du sens donné à l’intérêt collectif dans la coopérative. La rétribution symbolique va agir soit comme compensation à des salaires plus bas et légitimer des inégalités de salaire, par exemple dans le cas d’une Scop définissant la défense de l’emploi comme intérêt collectif, soit passer par le salaire et des écarts (quasiment) inexistants lorsque c’est la fonction redistributive de la coopérative qui constitue l’intérêt collectif. Une deuxième forme d’émancipation provient des possibles promotions de carrière vers des postes de direction au sein de la Scop. L’auteure montre qu’elles s’opèrent par la valorisation de diverses formes de capital culturel, souvent distinctes du capital scolaire. Ce capital culturel repose soit sur du militantisme, soit des formations internes et témoignent de la loyauté du travailleur envers l’entreprise et de son sens de l’intérêt collectif. En d’autres termes, les sociétaires ne choisissent pas un directeur sur base de son diplôme, mais valorisent d’abord l’alignement de la personne avec la perception de l’intérêt collectif dans la Scop.
6Les deux derniers chapitres de cette partie sont chacun consacrés à un élément distinctif des coopératives. L’auteure montre d’abord que la gouvernance démocratique fait l’objet d’une diversité de conceptions et de pratiques. La mise en œuvre de la gouvernance démocratique et de la participation des travailleurs demeure influencée par l’ordre social, l’ordre genré et l’ordre salarial et perpétue des inégalités, par exemple par la mise en scène de l’assemblée générale des sociétaires qui tend à réserver la parole aux érudits. Enfin, l’étude montre plusieurs postures possibles des coopératives face au capitalisme en tant qu’ordre économique dominant. D’une part, les Scop reposant fortement sur le militantisme essaient de convertir leurs ressources morales et symboliques en ressources marchandes, incarnant ainsi un modèle d’entreprise anticapitaliste. D’autre part, des Scop plus entrepreneuriales vont promouvoir leur ancrage dans le long terme, notamment grâce à l’innovation, face au court-termisme financier.
- 3 Voir par exemple les travaux de Emilie Bargues, Xavier Hollandts et Bertrand Valiorgue ou de Stépha (...)
7À travers cet ouvrage, Anne-Catherine Wagner offre un aperçu riche et original de la diversité des coopératives de travailleurs salariés en l’étudiant par le prisme de la propriété collective et de l’émancipation. Bien que cette étude s’appuie sur de nombreux travaux existants, elle laisse malheureusement de côté les apports des sciences de gestion et des publications anglo-saxonnes, qui traitent notamment des rapports de pouvoir au sein des Scop et de la question de l’émancipation des travailleurs3. Gageons que cette absence stimulera de futures recherches sur les Scop autour du dialogue à construire entre disciplines.
Notas
1 Au sens de l’expression proposée par Isabelle Ferreras dans Ferreras Isabelle, Gouverner le capitalisme ?, Paris, PUF, 2012, compte rendu de Philippe Jouary pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.9685
2 Au sens du concept d’ « imprinting » mis en avant par Arthur Stinchcombe, c’est-à-dire que les conditions environnementales de création d’une entreprise ont des conséquences durables sur l’entreprise et son fonctionnement. Ce concept a ensuite été élargi pour englober d’autres éléments liés à la création, tels que l’expérience du fondateur ou la composition de l’équipe fondatrice. Vor Stinchcombe Arthur L. « Social structure and organizations », in James G. March (dir.), Handbook of organizations, Chicago, Rand McNally, 1965, p. 142-193. Pour une revue de littérature du concept élargi : Marquis Chris, Tilcsik Andras « Imprinting: Toward a multilevel theory », Academy of Management Annals, vol. 7, n° 1, 2013, p. 193-243.
3 Voir par exemple les travaux de Emilie Bargues, Xavier Hollandts et Bertrand Valiorgue ou de Stéphane Jaumier.
Bargues Émilie, Hollandts Xavier, Valiorgue Bertrand « Mettre en œuvre une gouvernance démocratique suite à une reprise en SCOP : Une lecture en termes de travail institutionnel », Revue Française de Gestion, vol. 43, n° 263, 2017, p. 31-50.
Jaumier Stéphane « Preventing chiefs from being chiefs: An ethnography of a co-operative sheet-metal factory », Organization, vol. 24, n° 2, 2017, p. 218-239.
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Referencia electrónica
Frédéric Dufays, « Anne-Catherine Wagner, Coopérer. Les SCOP et la fabrique de l’intérêt collectif », Lectures [En línea], Reseñas, Publicado el 30 junio 2022, consultado el 07 noviembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/56919 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.56919
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