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Didier Fassin (dir.), La société qui vient

Jean Bernatchez
La société qui vient
Didier Fassin (dir.), La société qui vient, Paris, Seuil, 2022, 1318 p., ISBN : 978-2-02-148162-4.
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Texte intégral

1La société qui vient est un ouvrage collectif qui regroupe 64 contributions d’auteurs et d’autrices reconnus, spécialistes de leurs disciplines ou de leurs domaines d’études. Cette somme de 1 344 pages est dirigée par Didier Fassin1, anthropologue, sociologue et médecin, titulaire de la Chaire en santé publique au Collège de France. « L’histoire de ce livre s’inscrit entre deux situations communément désignées comme « crises » : celle des Gilets jaunes et celle de la pandémie de covid. C’est en réaction à la première que le projet est né. C’est à l’acmé de la seconde qu’il a pris sa forme définitive » (p. 7-8). Le phénomène de crise est d’ailleurs le vecteur de cet ouvrage. Le parti pris de chaque contribution est celui de la critique, non pas « critique de », comme le précise Didier Fassin, mais « réflexion critique sur ». Les textes sont organisés autour de six thématiques : enjeux, politiques, mondes, inégalités, reconnaissances et explorations. Voici une brève synthèse de six contributions qui illustrent chacune une de ces thématiques.

  • 2 L’ouvrage de la journaliste Marie-Monique Robin donne la parole aux chercheurs et confirme cette th (...)

2Au nombre des grands enjeux qui interpellent les auteurs et les autrices (mondialisation, migration, complotisme, etc.), celui de la pandémie intéresse Frédéric Keck, directeur de recherche CNRS au Laboratoire d’anthropologie sociale et initiateur de nombreuses enquêtes ethnographiques sur les crises sanitaires liées aux maladies animales. Une pandémie s’inscrit dans un espace et dans un temps qui imposent une mobilisation totale contre un agent infectieux. « Le temps est celui qui s’écoule entre l’émergence du pathogène et sa disparition, l’espace est celui des continents (deux selon la définition de l’OMS) où il se diffuse par les moyens de transport et de communication » (p. 97). L’une des premières occurrences du mot « pandémie » est observée dans un texte de 1862 du médecin militaire britannique Robert Lawson qui rend compte de la propagation de maladies contagieuses en raison de forces sociales, hygiéniques et météorologiques. Le phénomène s’inscrit alors dans un projet colonial d’occupation des territoires et de contrôle des maladies exotiques. La pandémie de grippe espagnole de 1918 marque un tournant, à la fois par son ampleur et par les énigmes nouvelles qu’elle impose à la science. La pandémie de covid participe d’une dynamique de multiplication des maladies zoonotiques (qui peuvent se transmettre de l’animal à l’homme, et vice-versa) depuis une quarantaine d’années. Cette dynamique est attribuable à l’action humaine et à ses impacts sur les écosystèmes : déforestation, urbanisation, élevage industriel, changements climatiques, etc.2

  • 3 Sur le populisme de gauche, voir notamment : Caya Daniel, « Le populisme de gauche a-t-il un avenir (...)

3Sous le thème des « politiques » (démocratie, autoritarisme, néolibéralisme, etc.), Annie Collovald, professeure de science politique à l’Université Paris-Nanterre, traite du populisme. Ce concept réunit, sans grande justification, « des époques, des mouvements ou partis dans l’opposition ou au pouvoir, des régimes, des personnages politiques hétéroclites et disparates autant par les parcours suivis, les situations de concurrence affrontées, les calculs et dilemmes qui sont leurs, les solutions qu’ils adoptent » (p. 243-244). Le terme est souvent utilisé pour stigmatiser plutôt que pour décrire. C’est un mot sans théorie. D’un point de vue historique, le populisme est pensé en Europe à partir de l’extrême droite, mais en Amérique il désigne souvent un mouvement progressiste et démocratique qui se prolonge aujourd’hui sous l’impulsion de Bernie Sanders aux États-Unis. C’est dans cette perspective qu’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe conceptualisent le populisme de gauche3, réapproprié par Podemos en Espagne ou par La France insoumise. « Ni concept, ni stigmatisation, on peut choisir d’en faire un répertoire d’action ; on a préféré revenir aux pratiques politiques et accepter ainsi que tout ne soit pas populiste dans le populisme » (p. 258), conclut l’auteure.

4Dans la section des « mondes » (famille, travail, justice, etc.), l’idée d’université est interprétée par Christine Musselin, chercheure à Science Po et au Centre de sociologie des organisations du CNRS. L’Université (la majuscule est utilisée pour nommer l’institution plutôt que l’organisation) est une institution qui traverse le temps et qui s’impose dans tous les espaces nationaux. Elle semble robuste et indissociable du développement des sociétés, mais elle connaît de profondes transformations. L’Université vise d’abord la formation des personnes, mais l’activité de recherche y fait graduellement sa place. Maintenant, on attribue à l’Université de nombreuses autres missions, conditionnées par la multiplication des attentes sociales et économiques. Ce phénomène engendre de nombreuses tensions : « les réformateurs ont fait des universités des acteurs centraux du développement économique et ont favorisé le passage d’un agenda scientifique déterminé par les universitaires à un agenda dicté par les problèmes auxquels les sociétés sont confrontées » (p. 568). L’économisation de la science se traduit par une professionnalisation des formations universitaires. Deux visions opposées de l’Université coexistent, celle d’inspiration humaniste et celle d’inspiration utilitariste, mais il existe aussi une multitude de possibles entre ces deux options. L’auteure convie à une réflexion renouvelée sur les missions de l’Université, afin de les assumer toutes pleinement.

5Sur le plan des inégalités (richesse, santé, territoire, etc.), celles associées à l’école sont évoquées par Agnès van Zanten, sociologue et directrice de recherche CNRS au sein de l’Observatoire sociologique du changement. Dans l’imaginaire collectif, l’école est perçue comme la grande égalisatrice de l’accès à des positions sociales prestigieuses. Dans les faits, cependant, l’école est incapable de jouer pleinement ce rôle et elle participe même à la reproduction et à l’aggravation de ces inégalités. Celles-ci sont mouvantes et résultent d’un jeu d’acteurs complexe, dans et hors de l’école. L’auteure mobilise dans son analyse la théorie du sociologue étatsunien Ralph Turner qui distingue deux types de mobilité ascendante par l’école : la compétition (contest mobility) et le parrainage (sponsored mobility). Il est très difficile de concevoir une école socialement inclusive, malgré les efforts en termes d’unification des structures.

6Au chapitre des reconnaissances (de classes, de genres, de races, etc.), celle de l’âge est analysée par Juliette Rennes, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du Centre d’étude des mouvements sociaux. L’âgisme est un concept d’abord proposé par le gérontologue étatsunien Robert Butler, qui rend compte dans un article de 1969 des réactions hostiles des habitants d’un quartier de Washington à l’endroit d’un projet de logements à loyer modique destinés à des personnes âgées. « Le fait que le terme soit forgé par analogie avec le sexisme et le racisme est à mettre en relation avec l’émergence au même moment d’un cadre commun, à la fois théorique et législatif, d’appréhension des discriminations » (p. 827). En effet, est adopté en 1964 le Civil Rights Act qui interdit la discrimination. L’âge chronologique d’un individu peut être un facteur discriminant (trop jeune, trop vieux), mais la discrimination fondée sur l’âge peut aussi être d’ordre générationnelle, fondée sur un ethos (caractère commun à un groupe d’individus) ou une hexis (manière d’être corporelle, vestimentaire, etc.) spécifiques. La pandémie de covid, en affectant particulièrement le segment le plus âgé de la population, pose avec acuité le problème de la gestion sociale du vieillissement de la population.

  • 4 Voir aussi Dardot Pierre et Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, (...)

7En lien avec les explorations (économie solidaire, horizons productifs, désobéissance civile, etc.), Judith Rochfeld, professeure de droit à la Sorbonne, évoque le phénomène des communs, au sens de la formalisation théorique d’Elinor Ostrom, Prix Nobel d’économie. Les communs sont associés à des ressources ou à un ensemble de ressources ; ils se caractérisent par l’attribution de différents droits d’usage au bénéfice d’une communauté ; ils impliquent une organisation collective assurant les droits de chacun et le respect de la ressource4. Bref, « les communs traduisent une action collective d’usages et de préservation de ressources, régie par des règles d’organisation et gouvernée par des principes de fonctionnement » (p. 949). D’abord associés à des biens fonciers, les communs immatériels comme ceux liés à la connaissance sont de plus en plus mobilisés. « Dans la société qui vient, les communs pourraient ainsi contribuer au dessein des sociétés plus durables et plus inclusives » (p. 953).

8Avec cet ouvrage synthèse, Didier Fassin relève avec brio le défi de rendre compte de manière accessible et encyclopédique d’une multitude de phénomènes sociaux distincts, mais liés entre eux parce qu’ils s’actualisent et se superposent à un même moment critique exacerbé par la crise pandémique de la covid. Le phénomène de crise correspond à une situation ; le moment critique fait plutôt référence à une temporalité. La crise sanitaire engendre une crise de gouvernance et toutes deux sont attribuables, entre autres, à une crise environnementale aiguë. Le moment critique est propice à une prise de conscience individuelle et collective pour changer la trajectoire de la société qui vient, marquée jusqu’à maintenant par l’individualisme et les politiques néolibérales. Chacune des 64 contributions de l’ouvrage procède d’une même logique rédactionnelle, ce qui révèle l’admirable travail effectué par le directeur de l’ouvrage. À notre avis, La société qui vient est un grand livre qui devrait intéresser autant les novices que les spécialistes des phénomènes de société.

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Notes

1 Voir la page Wikipédia consacrée à Didier Fassin : https://fr.wikipedia.org/wiki/Didier_Fassin.

2 L’ouvrage de la journaliste Marie-Monique Robin donne la parole aux chercheurs et confirme cette thèse à l’effet que la préservation de la biodiversité est un impératif pour la santé planétaire : Robin Marie-Monique, La fabrique des pandémies, Paris, La Découverte, 2021.

3 Sur le populisme de gauche, voir notamment : Caya Daniel, « Le populisme de gauche a-t-il un avenir ? », Revue politique et parlementaire, 9 février 2022, en ligne : https://www.revuepolitique.fr/le-populisme-de-gauche-a-t-il-un-avenir/.

4 Voir aussi Dardot Pierre et Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014 ; compte rendu de Paul Sereni pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.14410.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Bernatchez, « Didier Fassin (dir.), La société qui vient », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 juillet 2022, consulté le 19 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/57060 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.57060

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Rédacteur

Jean Bernatchez

Professeur en administration et politique scolaires, université du Québec à Rimouski (Canada), groupe de recherche Apprentissage et socialisation.

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