Jérôme Beauchez, Les sauvages de la civilisation. Regards sur la Zone, d’hier à aujourd’hui.

Texte intégral
- 1 Les archives visuelles et textuelles exploitées dans l’ouvrage sont longuement répertoriées à la fi (...)
1Alors que l’emploi du terme d’« ensauvagement » a marqué notre histoire politique récente pour dénoncer une supposée montée de la délinquance, cet ouvrage de Jérôme Beauchez se penche sur les manières dont, au cours des XIXe et XXe siècles, les discours et regards posés sur une partie de la population ont produit des « sauvages de la civilisation ». Il faudrait selon l’auteur interroger plus largement le traitement des populations marginalisées. Des zoniers de Paris aux zonards de la fin du XXe siècle, il retrace les histoires de la Zone à partir d’un travail d’interprétation d’archives aussi nombreuses qu’éclectiques. En effet, il utilise tout au long de l’ouvrage aussi bien des rapports et diagnostics produits par les préfectures de police et de la Seine, que des extraits de romans, de chansons, de films, de pièces de théâtre, des articles de journaux d’informations, satiriques, ou encore spécialisés en faits divers, ainsi que des images extraites de photoreportages1. Qualifiant son étude d’archéographie, l’auteur met au jour la façon dont ces récits ont refabriqué la réalité dans une optique performative traduisant les formes de pouvoir et de domination exercées sur les marges à travers les siècles. L’ouvrage est composé de quatre parties : les trois premières sont consacrées aux discours tenus sur la Zone historique et ses habitants, la quatrième à la dispersion de la Zone au-delà de ses frontières d’antan et aux « nouveaux sauvages de la civilisation », les « zonards ».
- 2 Ils sont chiffonniers, mendiants, ou prostituées et constituent la « honte de Paris » comme les déc (...)
2Au départ de l’analyse, dans les années 1840, la Zone est un toponyme associé aux bords extérieurs des fortifications de Paris réservés aux manœuvres militaires, terrain labellisé non-constructible. Les zoniers, restés à la marge du progrès industriel, en sont les habitants illégaux2. Rapidement, le terme de « Zone » va s’inscrire dans le langage courant, empreint déjà d’une « notoriété crapuleuse » (p. 17) que l’on retrouve aujourd’hui encore lorsqu’on utilise l’expression « C’est la Zone ! ». Cette dernière n’a cependant plus besoin d’ancrage physique pour être évoquée : elle est aujourd’hui disséminée dans l’espace et sert à typifier des situations marginales en les discréditant. Zoniers puis zonards, au gré des bouleversements économiques et sociaux, ont tous pour point commun d’être au ban d’une société qui les considère comme « dangereux », « hors-normes », « hors la loi ».
3Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur s’attache à décrire et analyser les manières dont sont évoquées la Zone et sa population au cours des décennies 1840 et 1850. Du discours journalistique, décrivant les abords des fortifications de Paris comme des territoires de non-droit où règne une multitude de transgressions, il met au jour comment la présumée culpabilité des zoniers s’est imposée comme un enjeu dans les politiques d’assainissement de la ville. En effet, les zoniers représentent une menace : ils sont « marqués par le stigmate de la souillure » et vecteurs d’un « risque d’infection aussi sanitaire que social et moral » (p. 63). Sous la gouvernance du préfet Haussmann, les travaux de modernisation de Paris sont entrepris et repoussent les chiffonniers en périphérie de la ville. Dans le même temps, les usines les plus polluantes sont excentrées, venant étendre les banlieues ouvrières. La population zonière est ainsi placée dans un entre deux à la fois spatial et social : méprisée des bourgeois du fait du risque de contamination qu’elle représente, mais également des commerçants légaux qui voient dans l’apparition de commerces clandestins dans la Zone une concurrence illégitime. Ainsi on retrouve déjà « toutes sortes d’interprétations confinant au contrôle ou à la mise en “bon ordre” de ces vies dont on désigne l’altérité empreinte d’une déviance qu’il s’agit de redresser » (p. 64), car appartenant aux « classes dangereuses », construites comme problème social dans la première moitié du siècle.
- 3 Cette idée est renforcée par les magazines spécialisés en faits divers, tels de Vu et Détective, em (...)
- 4 Un chapitre (p. 233) est consacré à la pièce Notre Dame de la Mouise (Grégoire Leclos, 1931) dans l (...)
- 5 Pour ne citer qu’un exemple, parmi ceux abordés par l’auteur, les habitants de la Zone, apparaissen (...)
- 6 L’auteur traduit ici la pensée du prêtre jésuite Pierre Lhande décidé à « convertir en braves gens (...)
4Toujours en se fondant sur les traces laissées par les journalistes, diagnosticiens, conteurs, et autres descripteurs de l’époque, les deux parties suivantes viennent rendre compte de « l’entrelacement des dominations hiérarchique et empathique » (p. 254) qui ont cours lorsqu’il s’agit de parler des zoniers et de leur quotidien. L’auteur montre en effet que lorsqu’on se préoccupe des zoniers, il s’agit tantôt de les éradiquer3, de les convertir4, ou bien de les mobiliser5. En outre, de nouveaux visages des classes dangereuses apparaissent dans la Zone au cours des années 1930 : les travailleurs immigrés « aux mœurs primitives » selon certains conservateurs et membres de l’Église catholique, qui pourraient « pénétrer les cahutes pour troubler l’esprit des pauvres chiffonniers » encore « redressables »6 (p. 229). Aussi, outre une hiérarchie entre les zoniers, il ressort des archives étudiées une vision surplombante qui cherche à définir ce qui serait bon pour eux, voire ce qu’il serait bon de faire d’eux, afin de protéger, dans le même temps, le reste de la société d’un mal parasite. Ainsi, il n’existe pas qu’une parole visant à les disqualifier mais bien une multitude de discours plaçant les zoniers au centre d’intérêts divergents, voire complètement opposés. Néanmoins, si les orientations sont différentes, elles n’en restent pas moins situées et ancrées dans un discours performatif et moraliste qui n’accorde jamais la parole aux principaux concernés, « traités comme une variable in absentia » (p. 170), et qui témoigne de formes de pouvoir et de domination particulières s’exerçant sur les marges.
- 7 Il est aussi bien employé par ceux qui en font partie (comme signe d’appartenance à une culture à p (...)
5L’idée centrale de la dernière partie de l’ouvrage est qu’au terme de son démantèlement, « la Zone […] s’incarne bien plus qu’elle ne se projette au sol » (p. 337). En 1944, un rapport de la Préfecture de la Seine pointait déjà qu’un certain nombre d’ilots d’habitations de fortune s’étaient formés au-delà des limites de l’ancienne zone militaire, permettant ainsi le « diagnostic [d’une] propagation du mal » (p. 306). Dès 1953 et les premiers travaux de construction du périphérique parisien, la Zone n’a plus d’attache physique mais se matérialise dans des usages, décrits comme des secondes natures, qui se seraient propagés ou du moins délocalisés, dispersés. Les premiers indices de cette « zonification » apparaissent, avant le démantèlement complet, une nouvelle fois dans la presse spécialisée en faits-divers. Pour les pouvoirs publics, il s’agit d’une « contamination par le pire de ce que les marges peuvent recéler » (p. 292). À partir des années 1960, la Zone est incarnée par une partie de la jeunesse, mise au ban de la société de consommation, qui « tourne le dos à la bienséance et [fait] de [ses] stigmates autant de blasons » (p. 328). Le terme de « zonard » fait son apparition7 et, faisant écho à celui de « zonier », marque la survivance de la Zone historique au-delà de ses frontières physiques. Il devient l’apanage des punks et skinheads ayant établi leur QG dans le quartier des Halles, des groupes de motards tels que les Hell’s Angels, des rockeurs, puis dans les années 1980, des squatteurs de l’est parisien qui cherchent des façons alternatives de vivre et de voir le monde, avant de se propager à toutes les populations dérogeant, dans leur style de vie, aux normes communément admises. L’auteur montre ainsi qu’à l’instar de leurs prédécesseurs zoniers, on observe une « prolifération de discours orthopédiques cherchant à redresser ces nouvelles excroissances d’une jeunesse soi-disant aussi marginale que tordue » (p. 330).
- 8 Pour une analyse en histoire moderne des territoires périphériques aux villes à l’aire préindustrie (...)
6Ainsi, alors que la Zone n’a été étudiée qu’en tant qu’illustration dans les études portant sur la constitution des « classes dangereuses », Jérôme Beauchez innove en la plaçant au centre de son analyse8. Du fait de l’exploitation de nombreuses archives, cet ouvrage pourra servir de référence pour qui s’intéresse aux « sauvages de la civilisation ». Ce que l’on peut retenir de l’étude de la « zonification » présentée par l’auteur, c’est la persistance de la labellisation négative des individus en situations marginales. Souvent présentés par les médias et politiques comme un risque pour l’ordre et la sécurité publics, ils sont constitués en problème social dont l’étiologie affichée confond parfois les registres sociaux, moraux, sanitaires et raciaux. Le discours général reste normatif, fixant cette distinction entre« eux » et « nous ». C’est aussi, selon Jérôme Beauchez, un biais qui guette le chercheur étudiant les marges en référence au centre, aux normes majoritaires admises, et qui participe alors à les maintenir dans cette mise au ban. C’est en ce sens qu’il conclut son ouvrage sur des propositions théoriques invitant à réinterroger la recherche sur les populations marginalisées. Dans une perspective scientifique, il faudrait étudier les styles de vie, « les codes des zonards » (p. 377) de l’intérieur et non seulement en se rapportant à la culture dominante. En effet, cela pourrait donner lieu à la conclusion erronée de l’existence d’une contre-culture.
- 9 Le numéro thématique « Zone : l’espace d’une vie en marge », Espaces et sociétés, n°171, 2017/4 s’i (...)
7L’auteur en conclut que les zonards seraient des « outsiders assumés » (p. 393) mais non révolutionnaires, sans espoir de faire ou de voir changer les choses. Il s’agirait plutôt, au travers de leur culte de la violence et de sa mise en scène, notamment dans leurs tatouages, de renverser le stigmate : quitte à être du mauvais côté, autant l’incarner – et provoquer ceux qui les disqualifient. Jérôme Beauchez propose ainsi de ne pas considérer d’emblée les populations marginalisées comme frontalement opposées au reste de la société mais plutôt comme représentants de styles de vie alternatifs à celles-ci. Les zonards seraient ainsi davantage dans une résistance, une lutte pour garder cette liberté de vivre autrement, dans laquelle les oppositions seraient alors ponctuelles et situationnelles. Ils pourraient être, du point de vue du sentiment d’absence de prise sur le cours des choses, rapprochés des jeunes de banlieues avec lesquels ils entretiennent ce que l’auteur désigne comme un air de famille. Finalement, Jérôme Beauchez nous invite à déplacer notre regard et à entrer au cœur de ce que sont et disent, dans les faits, les populations marginalisées. Cela permettrait de mettre à distance une vision surplombante qui empêcherait de saisir la réalité telle qu’elle est, plutôt que telle que les discours dominants la mettent en forme9.
Notes
1 Les archives visuelles et textuelles exploitées dans l’ouvrage sont longuement répertoriées à la fin de celui-ci (p. 409 et suivantes). Elles sont, pour la plupart, en libre accès.
2 Ils sont chiffonniers, mendiants, ou prostituées et constituent la « honte de Paris » comme les décrit le docteur Courget en 1907 : Courget (prénom inconnu), « Agglomérations nouvelles autour de Paris. Leur origine. Leurs conditions hygiéniques », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, Ve série, tome 8, 1907, p. 364-371, disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/bmsap_0037-8984_1907_num_8_1_7018.
3 Cette idée est renforcée par les magazines spécialisés en faits divers, tels de Vu et Détective, empreints de sensationnalisme, dans lesquels les photojournalistes font la « chronique de la sauvagerie » prêtée aux zoniers.
4 Un chapitre (p. 233) est consacré à la pièce Notre Dame de la Mouise (Grégoire Leclos, 1931) dans lequel l’auteur montre comment, au travers de la mise en scène, est promue l’idée que la foi peut convertir le mauvais zonier en honnête homme.
5 Pour ne citer qu’un exemple, parmi ceux abordés par l’auteur, les habitants de la Zone, apparaissent dans le journal l’Humanité comme une force à exploiter pour la classe laborieuse (Anonyme, « L’attaque contre les zoniers : l’expulsion se prépare de la porte de Pouchet à celle des Poissonniers », L’Humanité, n° 12087, 17 janvier 1932).
6 L’auteur traduit ici la pensée du prêtre jésuite Pierre Lhande décidé à « convertir en braves gens les zoniers » (p. 226).
7 Il est aussi bien employé par ceux qui en font partie (comme signe d’appartenance à une culture à part) que de manière péjorative par ceux qui voudraient les voir disparaitre.
8 Pour une analyse en histoire moderne des territoires périphériques aux villes à l’aire préindustrielle, voir Jambon Yannick, Aux marges des villes modernes. Les faubourgs dans le Royaume de France du XVIe au début du XIXe siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2017 ; compte rendu de Mathieu Beghin pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.23210.
9 Le numéro thématique « Zone : l’espace d’une vie en marge », Espaces et sociétés, n°171, 2017/4 s’insère dans cette perspective. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2017-4.htm
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Marine Durand, « Jérôme Beauchez, Les sauvages de la civilisation. Regards sur la Zone, d’hier à aujourd’hui. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 juillet 2022, consulté le 14 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/57154 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.57154
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