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Christian Baudelot, Florence Bouillon, Angélina Etiemble, François de Singly, Florence Weber, Un modèle social à la dérive. Famille, travail, logement en France

Sarah Yvon
Un modèle social à la dérive
Christian Baudelot, Florence Bouillon, Angélina Etiemble, François de Singly, Florence Weber, Un modèle social à la dérive. Famille, travail, logement en France, Paris, Rue d'Ulm, coll. « Sciences sociales », 2022, 180 p., préf. Nicolas Duvoux, ISBN : 978-2-7288-0760-4.
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Texte intégral

1Cet ouvrage réunit cinq contributions issues de conférences prononcées entre 2006 et 2010 à l’ENS dans le cadre d’un partenariat avec l’association Emmaüs. Réédité en 2022, il témoigne des impensés et des contradictions du modèle de protection sociale français au début des années 2000. Toutefois, les différentes restitutions trouvent encore toute leur actualité. Le propos s’ouvre par une préface de Nicolas Duvoux, qui revient sur l’histoire du système de protection sociale, avant que ne se succèdent les contributions très variées de François de Singly, Angélina Etiemble, Christian Baudelot, Florence Weber et Florence Bouillon. Les auteurs reviennent respectivement sur le lien entre individualisme et instabilité familiale (de Singly), la protection de l’enfance inégalement adaptée aux mineurs isolés étrangers (Etiemble), les effets de la transformation du travail sur la structure par classes (Baudelot), l’intolérance grandissante vis-à-vis du travail au noir (Weber), pour finir sur la primauté du droit de propriété sur le droit au logement à travers une enquête sur les squats (Bouillon). Chaque contribution se conclut par une recommandation prescriptive qui permettrait de résoudre les différentes incohérences soulevées. En fin de contribution, les débats retranscrits permettent souvent une compréhension plus fine des interventions.

2Dans la première partie, intitulée « Le lien familial en crise », François de Singly propose un lien entre démocratie, individualisme et « crise de la famille ». Depuis la Révolution française, le principe démocratique aurait pénétré la sphère familiale. La famille serait passée de « quelque chose que l’on reçoit » (p. 13) à quelque chose que l’on construit. Le principe démocratique ouvre le « pouvoir de dire non » (p. 31) qui, pour de Singly, est au cœur de la définition de l’individualisme. Le « pouvoir de dire non » – aux héritages économiques, symboliques, culturels – conduirait ainsi à la primauté des liens électifs sur les liens statutaires. Pour lui, la manifestation la plus éclatante du lien entre démocratie et individualisme est le principe méritocratique. Sans tout à fait clarifier s’il y adhère ou le critique, de Singly emprunte au champ lexical de la psychologie pour expliquer que le diplôme serait l’expression d’un « moi » profond, plus ou moins compétent mais ne devant réussite ou échec qu’à lui-même. L’individualisme resterait l’apanage des mieux dotés, comme l’illustre l’exemple qu’il mobilise à propos des SDF : « Si vous n’êtes rien, vous vous tenez sur un petit bout de trottoir avec un petit bout de carton, vous dites non à quoi ? Vous n’avez pas le pouvoir de dire non, ce qui pose de grandes difficultés dans votre construction » (p. 28). Il qualifie ce phénomène « d’inégalité fondamentale » (p. 29) qu’il compare aux inégalités économiques, plutôt que de les mettre en lien l’une avec l’autre. D’après lui, l’individualisme serait avant tout « relationnel », une conception qui s’oppose à celle de l’individualisme comme menace pour le collectif. À l’occasion du débat qui suit son intervention, de Singly conclut son propos par une recommandation assez vague : « […] notre défi aujourd’hui consiste à créer des conditions politiques pour que chacun puisse vivre cet individualisme complet » (p. 40).

3Dans une seconde partie intitulée « Mineurs isolés étrangers à la rue : comment les protéger ? », Angélina Etiemble ouvre une réflexion sur un système de protection de l’enfance inégalement adapté. Autrement dit, un système de protection plus favorable à certains mineurs isolés qu’à d’autres. Elle propose une typologie des raisons qui motivent les mineurs isolés étrangers à l’émigration, à commencer par les « exilés » quittant leur pays d’origine pour des raisons politiques (oppression, répression, persécutions). Elle identifie ensuite la catégorie des « mandatés », c’est-à-dire des « pourvoyeurs économiques » (p. 52). Ce dernier idéal-type réunit deux situations distinctes. Dans la première, les mineurs sont incités à se rendre en Europe, ou prennent cette décision, pour contribuer financièrement à la vie des personnes restées dans leur pays d’origine. Dans un second cas, il s’agit de faire des études, ce qui répond à une recherche d’ascension sociale à travers l’obtention d’un diplôme. Une troisième catégorie, que l’autrice nomme « exploités », illustre la situation des mineurs soumis à différentes formes d’exploitation (mendicité, délinquance, prostitution). Les « fugueurs » partent quant à eux en raison d’un conflit familial et/ou avec l’institution dans laquelle ils vivent. Enfin, les « errants » sont des « enfants des rues » (p. 53). Ils « s’installent dans l’errance ». Cette typologie des motivations d’émigration est non exclusive (on peut passer d’une catégorie à l’autre). Elle permet d’éloigner les pistes culturalistes pour penser des situations variées aux réponses inégalement adaptées : l’autrice explique que si les motivations d’émigration des « exilés » sont considérées comme légitimes par les services d’aide à l’enfance, les autres mineurs isolés étrangers sont régulièrement soupçonnés de manipulation et de mensonge. De ce fait, ils sont souvent soumis à des évaluations à la scientificité douteuse, tels que les tests osseux. Il est fréquent qu’aucun accompagnement ne leur soit proposé par les services d’aide à l’enfance, ainsi sont-ils suspectés de ne pas pouvoir s’en saisir, et plus ou moins « accusés » de ne pas en faire la demande. Angélina Etiemble propose d’adapter les services d’aide à ces situations variées, en prenant l’exemple des maraudes qui permettraient d’identifier et de proposer une aide à des mineurs éloignés des services d’aide institutionnels.

4Dans une troisième partie, Christian Baudelot aborde les transformations du travail et ses répercussions sur la structure par classes sociales. D’après lui, « la structure par classes a perdu de sa netteté » (p. 75) depuis les années 1970. La société française ne serait plus scindée en deux classes distinctes et opposées mais schématiquement composée d’une masse informe (la classe moyenne) à la périphérie de laquelle se retrouveraient les exclus. Christian Baudelot explique que plusieurs phénomènes se sont superposés et ont ensemble contribué à « brouiller les pistes » (p. 80) d’une structure par classes fondée sur l’antagonisme patrons/ouvriers. D’abord, l’accès à la propriété, outil de distinction du bas de la classe moyenne, est de plus en plus incertain. Ensuite, l’entrée des femmes sur le marché du travail a complexifié l’analyse des classes sociales à travers le ménage. Les conjoints ne partagent pas toujours les mêmes conditions de travail. Autrement dit, « [l]’homogénéité professionnelle est battue en brèche par l’hétérogénéité sociale des ménages » (p. 77). Pour Christian Baudelot, la télévision, l’école et les supermarchés ont « brisé une grande partie des particularismes culturels propres aux groupes sociaux » (p. 80). Par exemple, « le baccalauréat n’est plus un brevet de bourgeoisie puisque les deux tiers d’une génération y accèdent aujourd’hui » (p. 79). Enfin, le chômage de masse, l’intensification, la précarisation et la flexibilisation du travail ont fragilisé les travailleurs. Les contrats précaires se multiplient, comme l’illustre le cas des travailleurs affiliés à plusieurs régimes de retraite. Pour l’auteur, les classes populaires n’ont pas disparu et les rapports de force qui les opposent au patronat sont toujours éprouvés. Cependant, leur analyse nécessite un regard de plus en plus pointilleux pour s’affranchir des raccourcis simplificateurs.

  • 1 Fassin Didier, Eideliman Jean-Sébastien, Économies morales contemporaines, Paris, La Découverte, co (...)

5Dans une quatrième partie, Florence Weber interroge le changement d’économie morale1 qui entoure le « travail à côté », le faisant passer au « travail au noir ». Elle revient sur l’enquête ethnographique qu’elle a menée en Bourgogne dans les années 1980 et observe une recrudescence des dénonciations du travail non déclaré à partir des années 1990, qu’elle explique par un sentiment d’« injustice horizontale ». Dans un contexte de plein emploi, le « travail à côté » permettait « l’aménagement d’une niche de vivabilité » (p. 107) ; dans celui des licenciements de masse dans le secteur de l’industrie, il se rapproche de « l’économie de survie » (ibid.). Les besoins changent et les gains du « travail à côté » (entraide, troc) se monétarisent, passant ainsi au statut de « travail non déclaré ». D’après Florence Weber, le travail au noir serait le « symptôme » d’un système de protection n’ouvrant des droits que par le travail individuel. Elle explique que la Sécurité sociale devrait permettre de sortir de la logique assistancielle de charité aux pauvres, épargner l’humiliation et transformer en droits ce qui est souvent considéré comme des dons. Il faudrait, plus généralement, penser des solidarités inter-secteurs, des « multi-protégés » vers les « non-protégés » (p. 116). Un travail d’équilibriste pourrait permettre la création d’un statut légal du travail au noir sans peser sur ses gains. Le risque serait toutefois de créer un statut plus attractif pour les employeurs, qui mettrait en danger le salariat. Cette précaution prend tout son sens devant le développement grandissant du statut d’indépendant.

6Enfin, l’ouvrage se clôt sur une contribution de Florence Bouillon. Son enquête sur les squats à Marseille dans les années 2000 ouvre une réflexion sur la primauté du droit de propriété sur le droit au logement. Entre lieu d’émancipation aux « potentialités d’affiliation insoupçonnées » (p. 154) (habiter dans le centre d’une métropole, échanger, recevoir, s’entraider) et problème social (dénonciation, criminalisation), ce mode d’habiter interroge les applications du droit au logement. Les raisons qui poussent les propriétaires ou les bailleurs sociaux à l’exemption (pour ne pas dire l’exclusion) des squatteurs alors même que les locaux ne sont pas utilisés sont diverses. Florence Bouillon identifie un ensemble d’enjeux mêlés. D’abord, la présence des squatteurs serait susceptible de menacer les élus locaux, accusés de laxisme par leurs potentiels électeurs. Ensuite, cette présence pourrait être vécue comme un « déclassement supplémentaire » (p. 154) pour les ouvriers, propriétaires aux alentours, en faisant baisser la valeur foncière du quartier. La condamnation morale touche particulièrement les squatteurs des parcs sociaux, taxés de prendre la place des « bons mal-logés » qui en ont fait la demande. L’autrice soulève le paradoxe d’une telle accusation : les squatteurs sont en effet les moins dotés, donc ceux qui ont le moins de chance de voir leur demande acceptée ; « [l]es squatteurs du parc social sont ainsi exclus de ce parc » (p. 134). Florence Bouillon juge que les squatteurs devraient être considérés comme des « ménages prioritaires » (p. 162) tout en produisant des logements sociaux dans le cadre du DALO (droit au logement opposable).

7Cet ouvrage donne ainsi un aperçu des différentes façons dont le modèle de protection sociale français contribue paradoxalement à de formes étendues d’inégalités institutionnalisées : condamnant moralement les squatteurs sans pouvoir les loger, ouvrant des droits par le travail déclaré dans un contexte de chômage de masse, ne protégeant pas les mineurs isolés éloignés des institutions. De manière générale, les contributions qui s’appuient sur un travail empirique donnent à voir un panel important et diversifié de façons dont se matérialisent les politiques publiques.

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Notes

1 Fassin Didier, Eideliman Jean-Sébastien, Économies morales contemporaines, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2012.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sarah Yvon, « Christian Baudelot, Florence Bouillon, Angélina Etiemble, François de Singly, Florence Weber, Un modèle social à la dérive. Famille, travail, logement en France  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 septembre 2022, consulté le 12 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/57755 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.57755

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Rédacteur

Sarah Yvon

Doctorante en sociologie, Laboratoire du Cerlis, Université Paris Cité.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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