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Marie Scot, Sciences Po, le roman vrai

Corinne Delmas
Sciences Po, le roman vrai
Marie Scot, Sciences Po, le roman vrai, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2022, 304 p., EAN : 9782724639155.
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Texte intégral

1Créé en 1871 sous le nom d’École libre des sciences politiques (ELSP), ouvrant ses premiers cours en janvier 1872, partiellement nationalisé à la Libération en un Institut d’Études Politiques sous la tutelle privée d’une Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), « Sciences Po » fête cette année ses cent-cinquante ans d’existence. Illustré d’une centaine d’images d’archives et d’un reportage photographique de Philippe Chancel dans le nouveau campus parisien, l’ouvrage retrace cette histoire en insistant sur les mutations contemporaines de ce lieu qui de « petite institution élitiste et parisienne » se serait transformé « en une université sélective ouverte à la diversité sociale » et « fortement internationalisée » (p. 31). Les trois parties de l’ouvrage éclairent l’implantation géographique et la gouvernance de cette école (partie 1), ainsi que ses partis pris pédagogiques (partie 2) et scientifiques (partie 3).

2Une première partie, intitulée « Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », retrace les origines mais aussi l’évolution, institutionnelle et identitaire, de « Sciences Po ». Celui-ci se dote, tôt, d’éléments qui fondent son identité, dont un blason et un bestiaire, dans les années 1930 ; « l’écriture du “roman institutionnel” n’est, pour sa part, pas pour rien dans la machine à produire du rêve » (p. 50) et le fondateur de l’ELSP, le publiciste Émile Boutmy, met en œuvre une véritable politique de communication, par l’entremise d’amis hommes politiques, patrons de presse et/ou intellectuels tel Hippolyte Taine ou Émile de Girardin, bien avant celles qui vont se déployer à partir des années 1980. Cette institution se caractérise également par l’importance et la diversité de ses mécènes (un millier de donateurs en 2022, dont une trentaine de fondations et une centaine d’entreprises), ainsi que par ses statuts garantissant, à l’égard des pouvoirs publics, son autonomie. Celle-ci a facilité l’élargissement des compétences d’une structure aux missions multiples et pour certaines héritées de la FNSP : formation, documentation, recherche, publication… L’institution se caractérise également par le profil, élitiste (8 % seulement de boursiers en 1996) et internationalisé de ses étudiants (49 % venant de 160 pays), mais également par la mise en œuvre, depuis le début des années 2000, de politiques d’égalité et d’une volonté de « sélectionner autrement » (convention d’éducation prioritaire permettant d’admettre des élèves de zones d’éducation prioritaire…) (p. 94). Enfin, « La conquête de l’espace » (p. 53) a permis le triplement des effectifs d’une école qui, originairement installée rue Saint-Guillaume, s’est depuis déployée sur plusieurs immeubles du quartier et sites franciliens, mais également en région, avec l’ouverture de six antennes de premier cycle à Menton, Reims, Poitiers, Nancy, Dijon et au Havre.

  • 1 Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.

3La deuxième partie, « L’école des possibles », évoque l’évolution des cursus (en deux, puis trois, cinq et huit ans), du diplôme (devenant précieux car sélectif avec l’instauration d’un concours en 1945) et de l’offre de formation. Celle-ci, concentrée sur cinq majeures (droit, économie, histoire, science politique, sociologie), s’est élargie aux domaines des humanités numériques (sciences sociales numériques), scientifiques (sciences dites exactes), politiques et artistiques (philosophie, arts). L’autonomie dont bénéficie Sciences Po y facilite l’expérimentation et l’innovation pédagogiques, hier (investissement des sciences politiques par Boutmy en 1871, instauration d’une conférence de méthodes, introduction précoce de l’éducation physique sur le modèle britannique des public schools…) et aujourd’hui (dispositifs numériques, création en 2020 d’un Institut des compétences et de l’innovation pédagogique…). Certaines traditions et rites commensaux (banquets, dîners de conférence…), mais également structures (dont l’association des anciens élèves, créée en 1946), contribuent pour leur part à entretenir un esprit d’école voire de corps. École de pouvoir ayant contribué à reproduire la « noblesse d’État » décrite par Pierre Bourdieu1, Sciences Po a multiplié depuis les années 2000 les parcours de formation en partenariat avec d’autres institutions, se positionnant comme une grande école parmi d’autres dans un univers à la fois concurrentiel et collaboratif. La diversification des parcours de formation a accompagné l’élargissement des débouchés offerts par une école généraliste et de « sciences politiques », « spécialisée dans la préparation aux concours administratifs par défaut de clientèle, puis en école de préparation aux affaires, faute de débouchés à la mesure de sa popularité » (p. 181) ; dès le début du XXe siècle, ses élèves s’orientent massivement vers la section économique et financière et la majorité de ses diplômés exerce dans le privé. Sciences Po aurait finalement su, au fil de son histoire, investir des formations de niche : banque et finances, dont sont issus les membres de son conseil d’administration, puis ingénierie sociale et ressources humaines, études de marché et marketing, communication et médias… Au XXIe siècle, il serait devenu une « université omnidisciplinaire » (p. 191) cultivant d’ailleurs aussi bien les sciences humaines et sociales que les humanités artistiques.

4La troisième partie, « le parti de la science », cible la mission de recherche de Sciences Po et ses différents moyens : bibliothèque, fondée en même temps que l’ELSP ; FNSP, devant favoriser, en 1945, la diffusion, en France et à l’étranger, des sciences politiques, économiques et sociales ; troisième cycle qui, fondé par la FNSP en 1956, est orienté vers la recherche ; centre de documentation établi en 1946... Les laboratoires se sont diversifiés depuis le CERI – Centre d’études et de recherches internationales (aujourd’hui centre de recherche internationale) – établi en 1952 et le CEVIPOF – Centre d’étude de la vie politique française (aujourd’hui centre de recherche politique) – créé en 1960 ; quant à l’économie, elle entre tôt rue Saint-Guillaume sous la forme de l’Institut scientifique de recherches économiques et sociales (ISRES) fondé en 1933 par Charles Rist et y est confortée, ainsi que le souci de veille, avec la constitution en 1981 de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). D’autres laboratoires seront également créés, en histoire (avec aujourd’hui le Centre d’histoire de Sciences Po), sociologie (Centre de Sociologie des Organisations), etc. En ce début de XXIe siècle, Sciences Po mène une politique d’augmentation des moyens alloués à la science, de croissance et d’internationalisation de sa communauté scientifique, de refonte de la gouvernance de la recherche et de promotion d’une culture de l’évaluation dans l’accès aux postes et aux financements. De nouvelles échelles d’analyse spatiale et temporelle (la planète, l’Anthropocène), de nouveaux objets d’études (transformations planétaires, réchauffement climatique) et acteurs (les « non-humains »), contribuent à renouveler les questions de recherche et à élargir les terrains d’études. Les méthodes d’enquêtes bénéficient pour leur part de la transition numérique avec la création en 2009, à l’initiative de Bruno Latour, d’un médialab développant des recherches sur les usages sociaux des sciences, la circulation de l’information, la structuration de l’espace public numérique et la gouvernementalité algorithmique, ou la co-fondation, à la faveur d’un don de 25 millions de dollars par Frank McCourt, de l’Institut McCourt, en 2021, dont l’ambition est d’amplifier l’élan de la recherche en sciences humaines et sociales sur et par le numérique. La recherche constitue également un levier pour l’évolution des formations, du premier au troisième cycle.

5Cette synthèse offre une approche rétrospective très utile sur une institution centrale dans le paysage universitaire français, même si c’est pour défendre le bilan contemporain d’une école présentée comme ayant su faire face à plusieurs défis : démocratisation de l’enseignement, élargissement des débouchés, internationalisation du recrutement et des cursus, ouverture à de nouveaux savoirs… S’apparentant, à cet égard, à un ouvrage de communication, Sciences Po, le roman vrai est aussi un opus dont les informations et les documents iconographiques raviront aussi bien les profanes qui en apprendront beaucoup sur cette institution, que les membres de cette communauté scientifique et/ou anciens élèves qui y projetteront leurs propres souvenirs. Ce statut hybride de l’ouvrage explique sans doute l’approche très internaliste d’une institution dont la présentation aurait gagné à être davantage contextualisée et encastrée dans le paysage universitaire français ; l’étude des liens avec les autres écoles et universités, dont les Instituts d’Études Politiques de région (guère évoqués…), aurait permis de mieux mettre en évidence les particularités de cette institution tout en nuançant, sans doute, son exceptionnalisme. En dépit de ce léger regret, cet ouvrage, agrémenté d’une bibliographie assez complète même si non exhaustive, n’en reste pas moins un ouvrage informé, aux multiples lectures possibles.

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Notes

1 Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Corinne Delmas, « Marie Scot, Sciences Po, le roman vrai », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 septembre 2022, consulté le 30 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/lectures/57933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.57933

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Rédacteur

Corinne Delmas

Professeure de sociologie à l’Université Gustave Eiffel, membre du Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS, UMR 8134).

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