Christophe Pierucci (dir.), Les impensés du droit administratif. Hommage à Jacques Caillosse
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Texte intégral
1Le professeur Jacques Caillosse fait partie des figures universitaires du droit public et en particulier du droit administratif en France. Son œuvre est souvent rattachée au mouvement intellectuel « critique du droit » – quand bien même il n’en a pas été un des animateurs – en raison de sa manière de penser le droit administratif en lien avec les sciences sociales. Depuis plusieurs décennies, celui qui est désormais professeur émérite de l’université Paris 2 Panthéon-Assas a disséqué les évolutions du droit applicable à la fonction publique, à l’organisation de l’action administrative de l’État via la décentralisation, ou encore à l’objet même de l’action publique : le service public.
2Pour lui rendre hommage, à la suite d’une journée d’études tenue en 2019, le livre dirigé par Christophe Pierucci, maître de conférences de droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, donne la plume à plusieurs juristes spécialistes de droit public, essentiellement universitaires, pour questionner les « impensés du droit administratif ». Forte de cinq chapitres, la première partie de l’ouvrage traite des « territoires » impensés de ce droit administratif, avec des contributions plutôt théoriques puisqu’elles touchent à la « science du droit administratif » (p. 12). La seconde partie, qui comprend quatre chapitres, s’attache aux « impensés du droit administratif des territoires » et, par là-même à « l’action de l’Etat par le droit administratif » (p. 12). Enfin, des « Notes pour ne pas conclure », par Jacques Caillosse lui-même, précèdent une postface de Karl-Henri Voizard sous la forme d’une « expérience onirique fictive » (p. 170), à la recherche de la personnalité scientifique du dédicataire de l’ouvrage.
- 1 Le parcours d’un membre du Conseil d’État le conduit même parfois à pantoufler puis à exercer des f (...)
3Benoît Plessix interroge la relation entre les finalités poursuivies par l’Administration et les moyens utilisés par elle, qui n’a jamais été réellement pensée en droit administratif, à l’inverse d’autres disciplines. La doctrine publiciste ne s’y est pas arrêtée, toute entière tournée vers la recherche d’un système de pensée juridique. Plus récemment, l’utilisation du principe de proportionnalité en droit public français n’a pas été véritablement appropriée par les juges, qu’ils siègent au Conseil constitutionnel ou au Conseil d’Etat. Précisément, ce dernier constitue un second territoire impensé du droit administratif, exploré par Pascale Gonod, alors même que l’institution du Palais-Royal est plus que bicentenaire. Il occupe une place essentielle dans la production du droit administratif, parvenant à maintenir son hégémonie dans la définition de l’intérêt général. Les conseillers d’État en sont les acteurs, à la fois présents dans l’administrative active, « pantouflant » dans le secteur privé, et – doit-on ajouter – exerçant le pouvoir politique lui-même1. De manière plus diffuse, ils exercent un magistère d’influence, participant activement au débat juridique, à l’instar des rapports thématiques publiés chaque année par le Conseil d’État.
- 2 La LOLF du 1er août 2001 a été profondément modifiée à deux reprises afin de rendre plus effectif e (...)
4D’autres impensés du droit administratif surgissent au cœur même de l’œuvre de Jacques Caillosse et sont discutés par trois auteurs. Jacques Chevallier revient sur le thème de la « surdétermination économique » du droit administratif. Une large partie de l’œuvre de Caillosse montre en effet comment le droit administratif est désormais subordonné aux normes de l’économie néolibérale. Le juge administratif lui-même s’y est converti et a accompagné la mutation de l’État voulue par les gouvernements depuis les années 1980. Un des actes juridiques majeurs en est l’adoption de la loi organique relative aux lois de finances2 qui renforce cette « gouvernance par les nombres », décrite ailleurs par le professeur Alain Supiot. La place de l’histoire dans le droit administratif est également un impensé sur lequel revient Grégoire Bigot. En « historien du droit » (p. 64), Jacques Caillosse a produit un véritable discours sur cette transformation de l’État. Enfin, l’influence de deux « auteurs hétérodoxes » (p. 71), Pierre Bourdieu et Pierre Legendre, sur les travaux de Caillosse est également discutée par Olivier Beaud. La réunion de ces penseurs dans les réflexions de celui-ci serait ainsi « éclectique » (p. 73), en raison de l’intérêt tardif du sociologue Bourdieu à l’égard du droit tandis que Legendre était un « juriste-historien » (p. 75). De manière plus substantielle, les thèses de Bourdieu sur le droit apparaissent insuffisantes, précisément parce qu’il néglige certaines analyses (notamment sur la souveraineté de l’État ou encore les travaux des historiens sur l’État).
- 3 Pour une critique de la notion de « développement durable » en ce sens que le concept reste insuffi (...)
5Dans une approche en apparence plus pragmatique des « impensés du droit administratif », la seconde partie de l’ouvrage s’intéresse aux problématiques territoriales. D’abord, un sujet crucial est celui de la démocratie dans les politiques d’aménagement du territoire ce qui, pour Agathe Van Lang, implique de réfléchir à la dialectique entre développement économique et écologie. Face aux « attentes sociales » (p. 94) et au « désir (impensé) de communs » (p. 96), la puissance publique peine à gouverner le territoire, comme l’illustre le cas de l’aéroport de Notre-Dame des Landes. Les procédures participatives, rattachables à une prétendue « bonne gouvernance », tournent au « dialogue de sourds » (p. 97). Quant aux instruments juridiques de la protection de l’environnement, ils n’échappent pas à logique économique productiviste3. La « question insoluble » (p. 104) serait alors celle du caractère anthropocentré du droit.
- 4 Voir : Code général des collectivités territoriales, article L. 5219-1.
6Sous l’angle des règles applicables aux intercommunalités, les fractures territoriales constituent également un angle mort du droit administratif des territoires, exploré par Olivia Bui-Xuan. Qu’il s’agisse de souligner les effets positifs (« lisser les différences entre les communes membres », p. 115) ou négatifs (logiques de compétitivité et de la concurrence entre collectivités territoriales) des politiques territoriales, le sujet fait ainsi écho à la question de la surdétermination économique du droit administratif. L’étude du cas que Jeanne Chauvel consacre à Paris prolonge habilement les analyses précédentes. Car si Paris est progressivement devenue une « ville comme les autres » (p. 123), la création du Grand Paris au 1er janvier 2016 répond à la fois à des enjeux ambigus, avec le phénomène de métropolisation4.
- 5 Le terme renvoie aux travaux de Jacques Caillosse : La constitution imaginaire de l’administration. (...)
7Enfin, Laurence Lemouzy souligne que les « impensés du droit administratif des territoires » incluent une part d’« imaginaire »5. Sur la « scène imaginaire » (p. 138) qu’est le territoire, les pouvoirs publics nourris de « croyances » et de « cartes mentales » (p. 144-145) projettent leurs réformes, inventent de nouvelles institutions et tentent d’imposer un « récit public territorial » (p. 141). Le récit de la décentralisation formerait alors une « constitution imaginaire des territoires » (p. 146).
8Dans ses « Notes pour ne pas conclure », Jacques Caillosse revient notamment sur un impensé majeur du droit administratif qui « se suffit à lui-même », se privant d’une « réflexion générale sur le droit » (p. 154). L’une des explications se trouve dans une réalité académique « très largement dominée par la reproduction mimétique d’un discours de référence » (p. 156). Le discours doctrinal – et les récits juridiques qu’il véhicule – participe alors d’un « travail de représentation » (p. 158), comme Bourdieu a pu le montrer, loin d’une prétendue neutralité axiologique que les juristes poursuivraient.
- 6 Notamment : Jacques Caillosse, « Sur les enjeux idéologiques et politiques du droit administratif. (...)
- 7 En particulier par référence à une conception de la démocratie proche de celle de Cornelius Castori (...)
9On le voit, l’ouvrage-hommage est l’occasion de rappeler le lien étroit entre le droit administratif et le champ politique bien mis en lumière par Jacques Caillosse6. En recourant à ce concept d’« impensés », il nous permet d’accéder à la réalité des transformations contemporaines du droit administratif sous l’influence de l’idéologie néolibérale. La lecture critique du droit administratif, vers un « droit de l’action publique » (selon l’expression de Caillosse), offre les clés de la compréhension des mutations de l’État et de son rôle dans la société – laquelle, si on adopte le point de vue plus philosophico-sociologique de Pierre Dardot et Christian Laval, devient une « société de marché ». Mais l’ouvrage couronne également le recours à une méthode scientifique particulière, propre à faire émerger ces impensés. Loin de toute dogmatique juridique, la méthode sociologique paraît efficace pour ce faire. Poursuivant les analyses de Jacques Caillosse, les différents chapitres permettent alors de saisir que les juristes ne sont pas nécessairement « les gardiens de l’hypocrisie collective » (Bourdieu, cité par Grégoire Bigot, p. 64) ; ils ne s’attachent pas nécessairement à la « vérité du droit » produite par la jurisprudence ; ils permettent tout au contraire, sous la condition d’un regard critique, de réintroduire dans l’analyse des règles juridiques leur dimension politique (et donc le dissensus qui les entourent). Poursuivant les analyses de Jacques Caillosse, il serait alors permis d’envisager que le droit ne soit pas un instrument de perpétration de l’ordre social mais plutôt une boîte à outils au service d’une démocratie renouvelée7.
Notes
1 Le parcours d’un membre du Conseil d’État le conduit même parfois à pantoufler puis à exercer des fonctions politiques. L’ancien Premier ministre Edouard Philippe de 2017 à 2020, maître des requêtes d’État depuis son affectation en 1997, a ainsi exercé son activité professionnelle comme avocat de 2005 à 2007, puis comme directeur des affaires publiques (lobbyiste) au sein d’AREVA de 2007 à 2010. Il occupe alors en parallèle des fonctions d’élu local.
2 La LOLF du 1er août 2001 a été profondément modifiée à deux reprises afin de rendre plus effectif et efficace le pilotage de l’action de l’État par la référence à des objectifs chiffrés d’évolution des dépenses publiques et de l’endettement public ; il s’agit de la loi organique n° 2012-1403 du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques et de la loi organique n° 2021-1836 du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques.
3 Pour une critique de la notion de « développement durable » en ce sens que le concept reste insuffisant face à une conception écologique de la société, voir par exemple : J.-M. Lavieille, « Du système international productiviste autodestructeur... à une communauté mondiale humainement viable », in Pour un droit commun de l’environnement. Pour un droit commun de l’environnement, Paris, Dalloz, 2007, p. 223-240.
4 Voir : Code général des collectivités territoriales, article L. 5219-1.
5 Le terme renvoie aux travaux de Jacques Caillosse : La constitution imaginaire de l’administration. Recherches sur la politique du droit administratif, Paris, PUF, coll. « Les voies du droit », 2008.
6 Notamment : Jacques Caillosse, « Sur les enjeux idéologiques et politiques du droit administratif. Aperçus du problème, à la lumière du “changement” », La Revue administrative, n° 208, 1982, p. 361-368 ; Jacques Caillosse et al. (dir.), Les grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, Paris, LGDJ, 2019, coll. « Les grandes décisions ».
7 En particulier par référence à une conception de la démocratie proche de celle de Cornelius Castoriadis Pour une introduction, voir par ex. : Cornelius Castoriadis, « Quelle démocratie pour l’autonomie et le bien-vivre ? », EcoRev’, n° 47, 2019, p. 7-18, disponible en ligne : https://doi.org/10.3917/ecorev.047.0007. Le texte est extrait de : « La démocratie comme procédure et comme régime », in La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, p. 221-241.
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Référence électronique
Nicolas Guillet, « Christophe Pierucci (dir.), Les impensés du droit administratif. Hommage à Jacques Caillosse », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 septembre 2022, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/57938 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.57938
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