• 1 Michel de Certeau, « La lecture absolue (Théorie et pratique des mystiques chrétiens : XVI^e-XVII^e s (...)
• 2 Michel de Certeau, L’invention du quotidien. I. Arts de faire, édité par Luce Giard, Paris, Gallima (...)
• 3 Gilles Deleuze, « Les stratégies ou le non-stratifié : la pensée du dehors (pouvoir) », in Foucault(...)

1L’augmentation exponentielle du volume de productions écrites, a fortiori sur internet, peut nous conduire à affirmer avec précipitation une démultiplication des manières de lire voire, en prolongeant le constat de Michel de Certeau, une émancipation du sujet lecteur1. En suggérant que ces usages ont déjà été configurés dans l’histoire de la lecture, Peter Szendy nous invite à prêter davantage attention à une autre libération, celle de la voix qui lit, une oralité précédant l’écriture et jusqu’alors enchaînée à l’écrit. Si Pouvoir de la lecture s’achève par ce dépassement dans « l’archilecture », le livre se concentre plutôt sur le passé de la scénographie publique et privée de la lecture. Chaque étape est illustrée par une œuvre avec pour objectif de montrer comment la voix lisante a été intériorisée, attachée au texte, sous quel régime et suivant quelle politique de la lecture. Selon De Certeau, cette dernière oppose une idéologie de l’information qui préside à la lecture, et l’acte de pérégrination dans un système établi2, avec ses variantes comme les lectures mystiques en lutte contre les institutions de sens théologiques. Les actes de lire sont ainsi traversés de rapports de pouvoir, capturés par des forces molaires3 – à l’image de l’appareil du Léviathan où Thomas Hobbes introduit la politique comme question de lecture – œuvrant dans le flux machinal, parfois visibles lors de ponctuelles interruptions (p. 33-35).

• 5 Peter Szendy, À coups de points. La ponctuation comme expérience, Paris, Les Éditions de Minuit, 20 (...)
• 6 Ce développement prolonge les intuitions de Michel de Certeau, « La lecture absolue… », op. cit.

3Au cours d’une étape, Szendy s’arrête brièvement à la question du genre dans Si par une nuit d'hiver un voyageur. Italo Calvino y distingue lecteur et lectrice selon leur rythme, polarisé entre une lecture qui se détache et se disperse et une lecture en retard, puis réunie, réinstituant au passage le lecteur masculin comme auditeur central et attentif face à une précipitation féminine. Outre cette « anagnosologie androcentrée » (p. 95), Szendy démontre que l’enjeu se trouve dans la vitesse de lecture : une tendance à la systole, la contraction et le rassemblement méticuleux, et à la diastole, l’accélération et la dispersion – cadence qu’il identifiait déjà dans l’économie politique de la ponctuation5. C’est donc une politique où règne un impératif de recueillement (p. 108), contrasté par une lecture tournée vers l’anticipation, où la voix lisante s’affranchit de la détermination du texte (p. 115)6.

• 7 Peter Szendy, « Loose Words, ou l’archilecture », Po&sie, vol. 156, n° 2, 2016, p. 156, disponible (...)
• 8 Il aurait été possible de poursuivre l’étude de cette scène intérieure dans le cadre de la notion d (...)

5À travers son récit, la scène de lecture est progressivement dépeinte en champ de force, incluant l’auteur, un destinataire et une voix lisante suturée au texte par un impératif de lecture duquel elle tente de s’extraire. C’est l’intuition définitive de Szendy qui ouvre sur l’archilecture comme pure lecture à venir, mue par le désir de « [l]ire ce qui n’a jamais été écrit » – suivant la formule de Walter Benjamin (p. 184). Portée au-devant d’elle-même7, elle préfigure la lecture tangente et oriente vers une pluralité de scènes de lecture réinventées par les nouveaux supports, le non-usage des livres chez le collectionneur, la vie des livres sans lecteur ou la voix lisante libérée des entraves du texte. Szendy propose ainsi des perspectives stimulantes mais sinueuses et restreintes à quelques ouvrages déjà canonisés de plumes exclusivement masculines. Des ouvertures sont pourtant amorcées en introduction sur le thème des traces de lectures annotées, figées au carrefour des scènes interne et publique. Les contours du partage des voix8 lectrices sur les scènes contemporaines sont esquissés mais, au terme du livre, la question de leur saisie politique est encore en reste.