3Mais à quel point ces coopératives énergétiques et citoyennes constituent-elles un « nouveau “modèle” social (fonctionnement démocratique), territorial (développement local […]) et écologique (enjeux environnementaux) » (Ibid.) ? C’est en mobilisant un riche matériau empirique (une centaine d’entretiens, complétés par des observations de terrain) collecté dans le Rhin supérieur que l’auteur tente de répondre à cette question, de façon à construire « une analyse concrète de la transition du point de vue de ses projets et de ses acteurs » (p. 5). Le choix de ce terrain d’enquête, à cheval sur la France, la Suisse et l’Allemagne, se donne notamment pour objectif de nourrir une analyse comparative et de « prolonger […] les réflexions menées ces dernières années autour des politiques de transition énergétique » germaniques, « lues comme pionnières et exemplaires » (p. 21).

4Une des vertus de cette publication est de faire la part belle aux extraits d’entretiens réalisés auprès de membres de coopératives : ils viennent illustrer, soutenir ou nuancer efficacement le propos, tout en lui donnant une grande épaisseur. D’autres citations et références, issues cette fois d’un large corpus de sciences humaines et sociales, abondent également dans le texte. Bien que cet ouvrage, très savant, soit selon la présentation de l’éditeur en quatrième de couverture « destiné à un large public », sa lecture pourra ainsi sembler ardue à tous ceux qui ne sont pas rompus à la fréquentation de la littérature scientifique. Au fil de l’analyse qui se déploie sur quatre chapitres, une série de tensions s’exerçant sur les communautés énergétiques et citoyennes et leurs modèles se fait jour. Nous en restituerons ici quelques grandes lignes de force de manière transversale.

5Si les CEC s’inscrivent dans une dynamique de relocalisation de la production et de la consommation d’énergie, cette approche « décentralisée-citoyenne » se construit de manière contrainte et nuancée. Certains membres pensent leurs projets comme complémentaires au système « centralisé-industriel », quand d’autres portent un idéal d’autonomie, avec une circularité entre production et consommation. La réglementation en matière d’autoconsommation collective vient toutefois contrecarrer cette dernière ambition : la plupart du temps, l’électricité générée est réinjectée dans le réseau global. Le « contexte législatif et institutionnel national et régional », comme l’existence et l’évolution de tarifs de rachat garantis ou l’insécurité juridique des autorisations administratives (en particulier pour l’éolien), constitue en outre un mécanisme puissant de pilotage central de la transition énergétique, qui encourage ou pèse plus ou moins sur la viabilité des projets citoyens locaux d’un côté de la frontière ou de l’autre. Loin d’être anecdotiques, les liens avec les collectivités territoriales (soutien financier, logistique, matériel…) – comme avec les gestionnaires de réseaux ou les fournisseurs d’électricité – constituent ainsi un enjeu majeur pour les collectifs de citoyens. Certains pouvaient voir dans les CEC un moyen, pour les citoyens, de mettre « à distance les institutions publiques » en bâtissant un modèle de production d’énergie alternatif. L’appui des communes, des intercommunalités ou des régions se révèle au contraire décisif, qu’elles subventionnent les collectifs ou qu’elles les aident à trouver des sites pour installer des panneaux photovoltaïques, quand elles n’impulsent pas elles-mêmes leur création. In fine, on ne constate pas tant « la création ex nihilo de projets de territoires » mais l’appui à « des coalitions d’acteurs déjà là » ou le renfort « de dynamiques en émergence » (p. 79), dans une logique de partenariat ou de régulation.

6L’inscription des membres de CEC dans des réseaux socioprofessionnels spécifiques, politiques ou énergétiques apparait d’ailleurs constituer un sérieux atout pour insuffler des projets de production d’énergie renouvelable. Les profils des adhérents relèvent d’un entre soi-social assez sélectif, traduisant des capacités différentielles des citoyens à agir en faveur de la transition énergétique. « Une tension pratique se situe entre, d’une part, le principe démocratique, l’ouverture citoyenne et l’engagement bénévole, et, de l’autre, un savoir-faire (voire une professionnalité) requis dans la conduite des projets » avance ainsi Philippe Hamman (p. 158). Le risque ? Que l’idéal de « bien commun » ne se transforme en « bien de club », réservé à une certaine part de la population. La fixation du prix des actions permettant de devenir membre d’une coopérative illustre ce difficile équilibre : il se doit d’être à la fois accessible pour ne pas l’enfermer dans une « niche », mais suffisamment élevé pour assurer le financement des projets, qui ne peuvent rejeter la recherche d’une certaine efficacité et l’impératif de la viabilité économique.

7La quantité modeste d’énergie produite par ces installations, souvent de petites tailles, sape également l’idée d’un modèle concurrent au système énergétique existant. On comprend finalement que la plupart du temps le nombre de kilowatts produits importe peu : c’est leur valeur sociale qui est ici centrale et contribue à « la construction territoriale d’un sentiment d’appartenance » (p. 28). Autres vertus : donner à voir au citoyen-consommateur les ressorts de la production d’électricité dont le système est aujourd’hui impalpable et obscur, par la dissémination de petites installations sur le territoire, ou encore provoquer une prise de conscience sur la consommation d’énergie.

8La dimension citoyenne des projets d’énergie renouvelable facilite-t-elle pour autant leur acceptabilité locale ? L’enquête de Philippe Hamman ne semble pas permettre de trancher clairement cette question, même si elle souligne qu’il n’existe pas « de relation mécanique entre participation à un projet communautaire d’énergie renouvelable et l’acceptation d’une installation à proximité directe de son lieu de vie » (p. 149). De la même manière, les conflits entre production d’énergies renouvelables et enjeux de protection de la biodiversité n’épargnent pas les projets citoyens. Le déploiement des coopératives énergétiques citoyennes semble ainsi ne pas tant se faire contre le modèle énergétique dominant qu’avec lui, dans un cadre contraignant fortement les pas de côté que chaque coopérative est en mesure de réaliser : c’est peut-être ici qu’il convient de lire le « paradoxe » du titre de l’ouvrage.