• 1 Observation conduite, entre 2015 et 2016, avec la sémiologue Katharina Niemeyer et l’historienne Bi (...)

1Josiane Jouët s’intéresse dans cet ouvrage aux modes d’appropriation du numérique par les voix féministes contemporaines. Cette synthèse offre un éclairage multithématique sur les façons dont des femmes s’emparent des médias informatisés pour faire entendre leurs revendications dans l’espace public. Issu d’une recherche ethnographique en ligne menée entre 2015 et 20161, cet ouvrage est à la fois clair et assez dense. L’autrice emploie « féminisme » au singulier en dépit de « l’emploi, déjà ancien, du pluriel “féminismes” » (p. 13) et s’intéresse à « tous les usages numériques contribuant à bousculer l’ordre patriarcal » (Ibid.). Ce travail sur les liens entre numérique, féminisme et société envisage les dispositifs numériques sous trois angles complémentaires qui forment les trois parties du livre. Tout d’abord, le numérique comme support privilégié pour publiciser les prises de parole des femmes du monde entier sur les violences sexistes et sexuelles, à l’occasion de ce qu’elle appelle « la déferlante MeToo ». Ensuite, le numérique comme espace de mobilisation collective de différentes constellations féministes œuvrant à l’égalité des droits et à l’émancipation des minorités de genre et comme lieu de reformulation des luttes (des thèmes, des objectifs, des agendas politiques, etc.). Enfin, les outils numériques sont appréhendés comme des objets techniques et économiques, sources d’enjeux politiques et professionnels.

• 2 Paveau Marie-Anne, L’Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris (...)
• 3 Neveu Érik, « Médias et protestations collectives », in Éric Agrikoliansky et al. (dir.), Penser le (...)

3Pour Josiane Jouët, le « tournant numérique » correspond à une « quatrième vague » féministe caractérisée par des usages massifs et internationalisés des réseaux socio-numériques (RSN) pour prendre la parole. Ainsi, pour les militantes des nouvelles générations comme pour d’autres femmes, « l’un des traits saillants de MeToo est la conjonction de l’agentivité déployée par trois catégories d’actrices : les femmes “sans voix”, les professionnelles et les militantes » (p. 14). La « déferlante MeToo » et ses suites sont examinées après une distinction conceptuelle entre les notions d’émancipation (gain de liberté par rapport à une domination) et d’empowerment (renvoyant au pouvoir généré par la mise en action elle-même). Ce moment d’analyse se situe à la croisée de trois perspectives : les mouvements sociaux ayant trait à la « cause des femmes » au XXI^ème siècle, la construction des problèmes publics et les technodiscours2 qui les accompagnent. Josiane Jouët observe d’abord comment MeToo a ravivé l’attention publique sur les violences sexistes et sexuelles (déjà pointées par les mouvements de lutte contre le sexisme dans les années 1970) en reconfigurant les regards sur ces dernières. Dans la presse, « MeToo n’a pas été réduit à un événement, mais traité comme le révélateur d’un phénomène social majeur » (p. 28) qui restait dans l’ombre : le sexisme systémique. Entre expressions individuelles et collectives, la prise de parole féministe se renouvelle au gré de la multiplication des locutrices et de la revisite contemporaine de la sexualité, des identités et de l’égalité. Celles qui « se prononcent pour une éradication du capitalisme et des classes sociales, tout en liant cette lutte à la défense de particularités culturelles ou sexuelles » (p. 82) réactivent une posture révolutionnaire au sein du féminisme. Ainsi, même si la chercheuse ne le mentionne pas tel quel, la production discursive militante féministe en ligne s’inscrit bel et bien dans une course aux armements symboliques3 qui vise in fine l’accès aux médias traditionnels, pour trouver davantage de force et de légitimité. En outre, nous exprimons nos réserves quant à la thèse d’une « désintermédiation » (p. 161) des contenus numériques, dans la mesure où les plateformes conservent une marge de manœuvre et peuvent les censurer, notamment lorsqu’il s’agit de sexualité. La « performance » de l’expression féministe en ligne serait également à relativiser.

• 4 Dont l’emblématique actrice française Catherine Deneuve.

4L’autrice revient ensuite sur les interpellations des pouvoirs publics qui, dans le sillage de MeToo, ont contribué à la sensibilisation de l’opinion au sujet des féminicides, du harcèlement moral et sexuel, du consentement et de l’inceste. En dépit de cette légitimation croissante, les dénonciations des violences sexistes commises par des hommes de pouvoir restent faibles et généralement impunies – leur mise en accusation se soldant le plus souvent par des non-lieux. Elle appelle alors à une réforme du système judiciaire en profondeur (chapitre 2). La révélation du caractère systémique des violences faites aux femmes a permis de renouveler les formes de lutte, tout en mettant en lumière les retours de bâtons patriarcaux comme par exemple la « tribune sur la liberté d’importuner » signées en France par cent femmes célèbres4. L’examen des discours contre MeToo débouche sur l’hypothèse selon laquelle « la place soudainement prise par les “paroles de femmes” » (p. 59) aurait généré un rejet de la part des dominants. L’« écosystème » MeToo (chapitre 3) peut être considéré comme une « force sociale » constituée « par l’accumulation de paroles privées devenues le ferment d’une indignation collective transmuée en parole publique » (p. 60). Désigner ou non MeToo comme un « mouvement social » pose question dans la mesure où le phénomène est polymorphe et concerne tous les espaces sociaux. Selon Josiane Jouët, MeToo constitue un marqueur générique du féminisme, à la fois marqueur politique de la puissance d’agir des femmes et marqueur temporel qui délimite un avant et un après dans l’histoire. Il serait également le signe de la fin de la tolérance vis-à-vis des violences et un lieu de revivification de la critique du patriarcat et constituerait « un symbole de la victoire possible du féminisme » (p. 65) – ce qui nous semble un peu prématuré au vu de la précarité et de la lenteur des avancées en termes de prise en charge des violences sexistes par les forces de l’ordre. Certes, les mobilisations féministes évoluent mais elles restent dans la continuité des thématiques historiques au mouvement : harcèlement, consentement, inceste, viols, féminicides, agressions. L’extension aux violences à l’encontre des minorités sexuelles et de genre débouche notamment sur #MeToogay, #MeTooinceste, #Iwas ainsi que sur de nombreux mouvements internationaux décrits au chapitre 4. Si cet « émiettement des féminismes en ligne » rend effectivement « mouvant et perpétuel le vivier de la révolte des femmes » (p. 94), il reste que ce sont les personnes les plus politisées qui se donnent à lire et/ou à voir en ligne. Contrairement à ce qu’avance Josiane Jouët (p. 93), l’identification à des figures tutélaires se rejoue à partir des formes de notoriété et de popularité spécifiques aux plateformes de réseaux sociaux.

• 5 Souchier Emmanuël, Jeanneret Yves, Le Marec Joëlle (dir.), Lire, écrire, récrire. Paris, Bibliothèq (...)
• 6 Souchier Emmanuël, Jeanneret Yves, « L'énonciation éditoriale dans les écrits d'écran », Communicat (...)

5La seconde partie du livre est consacrée aux thématiques telles que le cybersexisme, la cybermisogynie, le cyberharcèlement et la cyberviolence qui circulent via des expressions antiféministes virulentes. La chercheuse prend l’exemple de la Ligue du LOL (considérée comme « French MeToo »), une affaire révélatrice de la persistance de l’esprit « boys clubs » et de la violence machiste dans les médias français (p. 100). Le traitement médiatique numérique des questions de sexualité (entre consentement, corps et jouissance) est devenu fréquent et marque une ouverture à « un éventail plus large d’identités de sexe et de genre » (p. 125) incluant les personnes transgenres (chapitre 6). Les enjeux de l’intersectionnalité au croisement entre féminisme, origines et identités (chapitre 7) font l’objet de débats publics véhéments autour du racisme et des questions postcoloniales ainsi que d’une « instrumentalisation politique qui les déborde » (p. 130). La bataille des droits et de l’égalité réelle (chapitre 8) se poursuit avec le maintien de « la lutte pour l’obtention d’autres droits, jusqu’à la bataille de la parité » (p. 147). Josiane Jouët note l’aspect « patchwork » des productions technoculturelles associées à ces multiples expressions et se penche rapidement sur les marges et sur la façon dont ces énoncés sont reçus par les publics populaires (chapitres 9 et 10). La troisième partie du livre traite enfin des rapports des femmes aux technologies numériques et souligne que l’économie de la high tech reste un bastion très masculin, fortement marqué par une binarité genrée stéréotypée. En outre, si les femmes participent à des collectifs en ligne depuis longtemps, les usages contemporains des réseaux favorisent les formes d’autopublication et démultiplient la circulation des savoirs. Le numérique permet aux militantes de travailler à « faire le buzz » en vue de maintenir leurs causes dans l’actualité et aux femmes artistes (chanteuses, peintres, humoristes…) d’assurer leur promotion et d’accéder à des secteurs professionnels qui leur resteraient autrement fermés. Le propos d’ensemble donne à voir les jalons de la reconfiguration des énonciations féministes tout en mettant en lumière la multidimensionnalité qui semble faire leur force. S’il lui manque quelques concepts clés – tels que médias informatisés5 ou écrits d’écran6– pour analyser les dispositifs numériques qui publicisent les expressions féministes, cet ouvrage synthétise bien les enjeux féministes actuels et la façon dont ils s’agencent dans l’espace médiatique contemporain.