2Le propos s’appuie sur une enquête par observations et par entretiens menée à la fois du côté des domestiques et du côté des grandes fortunes. L’autrice a fait le choix de constituer deux sous-populations distinctes « composées de personnes qui ne sont pas liées par une relation de service » (p. 15). Le travail par entretiens a été complété d’observations participantes, effectuées par l’autrice dans des rôles d’aide-ménagère et de nanny, qui lui ont permis d’accéder aux dynamiques internes des collectifs de travail.

3Dans un premier chapitre, Alizée Delpierre analyse la manière dont les domestiques font de nécessité vertu, en décrivant leur véritable attachement au métier. Ces travailleuses et travailleurs s’estiment chanceuses et chanceux de « vivre au paradis » (p. 33) et louent le bon goût de leurs employeurs. La proximité au style de vie des ultra-riches est redoublée par l’accès à des salaires élevés – « il est courant de gagner entre 2 000 et 3 500 euros quand on est nanny, cuisinier, chauffeur » (p. 37) – et à des avantages en nature comme le logement. La relation entre patron·ne et domestique est marquée par l’inclusion de l’employé·e dans la famille, d’un point de vue à la fois matériel et affectif. Servir comme domestique donne enfin la possibilité d’une forte mobilité professionnelle, à condition d’accumuler suffisamment de capital relationnel dans le milieu. L’illusio de la domesticité alimente ainsi les rêves d’ascension sociale.

4Par la suite, l’autrice se penche sur la construction d’un « besoin » de domestiques chez les riches. L’emploi de domestiques est d’abord justifié par l’obligation de « tenir son rang » (p. 55). Ce caractère distinctif et ostentatoire se mesure au nombre de domestiques mais aussi à « leur âge, leur genre, leur couleur de peau, leur nationalité et bien d’autres caractéristiques physiques » (p. 61). Plus prosaïquement, les domestiques sont une main d’œuvre quotidienne, qui permet aux grandes fortunes de déléguer le travail domestique et parental pour se consacrer à leur travail, ainsi qu’à leurs loisirs et à leurs relations sociales. Employer des domestiques représente alors « une condition de la domination économique, sociale, culturelle et symbolique » (p. 66). La domesticité bénéficie toutefois davantage aux femmes riches, qui peuvent dès lors s’affranchir du travail reproductif, tout en continuant à avoir la charge de la gestion des domestiques.

5Les modalités du recrutement des domestiques sont scrutées dans une troisième partie. Du côté des personnes cherchant un emploi au service des riches, disposer d’un fort réseau social est indispensable – notamment pour les filières migratoires de recrutement. C’est par ces relations que s’acquièrent les codes pour réussir les entretiens d’embauche et que circulent les informations sur les postes vacants. Du côté des riches cherchant à employer un·e domestique, le recrutement est guidé par un idéal de contrat de longue durée et un rapport désintéressé à la rétribution financière. La « perle rare » (p. 82) doit être compétente dans son domaine, connaître les habitudes de ses patron·ne·s, et avoir un bon comportement (être souriante, discrète, et silencieuse). Ces qualités sont fortement racialisées dans la mesure où « les riches sont en quête d’exotisme chez leurs domestiques » (p. 93). Les femmes arabes sont par exemple décrites comme de « bonne cuisinières » et les femmes ivoiriennes comme de « bonnes nounous » (p. 91).

6Dans un quatrième chapitre, Alizée Delpierre détaille le quotidien du travail des domestiques. Malgré la forte pénibilité physique des tâches, les domestiques ne verbalisent pas la fatigue, la douleur et la maladie. Cette invisibilisation rejoue la nécessité pour ces travailleuses et travailleurs de s’effacer au contact de leurs employeurs. Les domestiques sont en effet contraint·e·s d’être toujours disponibles mais sans être visibles, dans un « théâtre sans coulisses » (p. 113) où la distance sociale doit être maintenue malgré la promiscuité physique. Ces mécanismes d’évitement nient aux domestiques leur corporéité.

7Le cinquième chapitre investigue les aspects juridiques de la mise au travail des domestiques. La plupart des grandes fortunes embauchent ainsi « au gris », ne déclarant qu’une partie des heures réalisées par leurs employé·e·s afin de bénéficier de déductions fiscales. La flexibilité demandée est justifiée par le caractère « familial » des relations de travail, alimentant la représentation d’une domesticité « fondée sur le don et non pas sur une logique comptable » (p. 133). Du point de vue des salaires versés, ceux-ci dépendent de plusieurs critères parmi lesquels la place dans la hiérarchie des domestiques, la spécialité et les compétences liées, la renommée de la famille mais aussi les caractéristiques de genre et de race. Les majordomes sont ainsi davantage déclarés, « bien payés » et « vouvoyés » (p. 136) tandis que les femmes racisées sont exposées à des conditions de travail plus précaires. Les arrangements des riches avec le droit du travail sont d’autant plus efficaces que les domestiques adhèrent pour partie à l’illusio de la domesticité, qui forge une loyauté excédant le simple professionnalisme. En outre, les domestiques « restent » car perdre ce travail signifie perdre un logement et de nombreux avantages en nature.

8Enfin, dans un dernier chapitre, Alizée Delpierre s’attarde sur le moment où les domestiques décident de partir. Le départ déstabilise l’illusio de la domesticité en même temps qu’il le révèle : les domestiques ressentent une forme de culpabilité à quitter cet emploi où elles et ils sont devenu·e·s « indispensables » (p. 150), mais expriment dans le même temps le sentiment de n’être « finalement pas tant à leur place que ça dans la famille servie » (p. 168). À l’inverse, les riches qui les emploient décrivent ce départ comme une forme de trahison. Le fort turn-over qui marque le marché du travail de la domesticité bénéficie toutefois largement aux riches, qui remplacent très rapidement leurs employé·e·s.

9L’ouvrage d’Alizée Delpierre documente avec une grande finesse, et dans un style parfaitement intelligible, les ressorts de l’ « exploitation dorée » à l’œuvre dans les foyers des ultra-riches. En combinant « rétributions très avantageuses » et « travail illimité » (p. 177), les riches définissent les contours d’une vocation au service. Cette « violente douceur » (p. 176), alliée à l’absence de collectifs de travail, annihile les possibilités de résistance et d’action collective. La dureté des conditions de travail est enfin passée sous silence en raison de la particularité du lieu de travail, c’est-à-dire l’espace du foyer et la sphère familiale. Le terrain de la domesticité donne ainsi des perspectives particulièrement stimulantes pour étendre la question du consentement au travail au-delà de l’espace strictement productif.