• 1 Cohen Samy (dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, Paris, Presses Universitaires de France, 199 (...)
• 2 Farge Arlette, Le goût de l’archive, Paris, Éditions du Seuil, 1989.
• 3 Voir par exemple la collection « Itinéraires » des Éditions de la Sorbonne, fondée par Patrick Bouc (...)

1Vingt-trois ans après avoir dirigé L’art d’interviewer les dirigeants1, Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po (CERI), revient plus amplement sur son usage de l’entretien dans ses différentes enquêtes en France et en Israël. Destiné originellement à être une contribution pour la rubrique « La problématique de mon œuvre » du Bulletin de méthodologie sociologique, s’attachant à relier choix méthodologiques et parcours de recherche, ce travail est finalement publié dans la nouvelle collection « L’atelier du chercheur » des éditions Le Bord de l’eau. Avec un titre faisant explicitement référence à Arlette Farge2, ce témoignage écrit à la première personne du singulier s’inscrit tant dans la littérature sur l’enquête par entretiens auprès d’élites que dans le genre de l’ego-histoire ou de l’autobiographie intellectuelle3. Si l’auteur émaille également son récit de ses résultats, nous nous concentrons ici sur ses propos proprement méthodologiques, nourris de près d’un millier d’entretiens engrangés sur une quarantaine d’années et d’une expérience d’enseignement de cette méthode à des étudiants.

• 4 Cohen Samy, « L’interview démystifiée », in Samy Cohen (dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, (...)
• 5 Chamboredon Hélène, Pavis Fabienne, Surdez Muriel, Willemez Laurent, « S’imposer aux imposants. A p (...)
• 6 Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique, « Pratiques d’enquête dans l’aristocratie et la grande bourg (...)

3Le quatrième chapitre est à la fois un guide pour élaborer une enquête par entretiens et une discussion méthodologique plus directe. Dans la lignée de ses précédents travaux4, l’auteur réaffirme sa critique des notions de violence symbolique5 et de distance sociale6 dans la situation d’entretien avec des élites. Il relève certes des formes asymétriques au cours de ses enquêtes : au-delà du contrôle sur les résultats de ses recherches, il décrit l’imposition de la présence de tiers pour plusieurs entretiens, ou les enquêtes menées par les enquêtés à son encontre préalablement aux entretiens. Mais il s’agit moins de difficultés liées à sa position que de contraintes « au milieu étudié » ou « au sujet traité » (p. 15). La « position d’infériorité » en début de carrière, en tant que jeune chercheur étranger, peut être surmontée par « l’expérience et une meilleure maîtrise du sujet » (p. 130-132). Si « l’effet enquêteur est central » (p. 167), il s’agit des capacités intrinsèques de celui-ci : il fait ainsi porter le succès d’une enquête auprès des élites sur la patience, la ténacité et l’habileté du chercheur (p. 138) ainsi que sur son travail de préparation et d’anticipation au cours des étapes de construction de l’enquête en amont des entretiens (lectures préliminaires, élaboration des questions, entretiens exploratoires).

• 7 Voir par exemple : Daho Grégory, « Faire parler les généraux. Retour sur quelques usages des techni (...)
• 8 Alles Delphine, Guilbaud Auriane, Lagrange Delphine, « L’entretien en relations internationales », (...)
• 9 Il n’utilise d’ailleurs pas ce terme, hormis pour désigner « la relation enquêteur-enquêté ».

4Doté d’une écriture très accessible, l’ouvrage de Samy Cohen s’adresse à des jeunes chercheurs qui y trouveront une quantité de conseils et précautions pour maîtriser l’entretien en tant que technique. Les enseignants de méthodes pourront également apprécier sa vocation didactique et s’en servir de point d’appui pour leurs cours. Si l’auteur aurait pu davantage s’appuyer sur la littérature récente sur les enquêtes auprès d’élites7 et sur les secteurs de la sécurité8, il convient de préciser qu’il préconise des entretiens approfondis de recherche éloignés de la pratique ethnographique, écartant toute immersion sur le terrain pour garder une posture d’observateur vis-à-vis des personnes interrogées. Il recommande une enquête « sur le vif » ou « à chaud » (p. 74) par entretiens, issue de son expérience combinée de recherche et de journalisme, contre le recours aux questionnaires et aux archives. Ses interlocuteurs « dirigeants » ne sont pas des enquêtés9, ils sont des interviewés, des personnalités ou des acteurs, à qui l’auteur peut poser directement des questions de recherche, avec lesquels il partage une partie des hypothèses et dont il interroge « l’acuité [des] analyses » (p. 51). Ce sont des experts, des informateurs et des témoins face auxquels le chercheur restitue, non leur trajectoire sociale, mais le poste qu’ils occupent et l’impression qu’ils lui renvoient. L’objectif étant de « démêler l’écheveau de la décision » (p. 41), la qualité d’un entretien se juge alors au degré d’informations plausibles recueillies.

• 10 Voir par exemple : Déloye Yves, Voutat Bernard (dir.), Faire de la science politique. Pour une anal (...)

5On peut se demander si l’intérêt de l’ouvrage ne réside pas surtout dans la restitution de l’itinéraire d’un chercheur, certes pionnier dans son usage de l’entretien semi-directif auprès d’élites, mais surtout confronté à des terrains dans son pays d’origine et son pays d’accueil. Ni plus tout à fait étranger en France ni plus tout à fait israélien en Israël, son expérience questionne la dichotomie de l’enquête « chez soi » et « à l’étranger ». Répondant au projet de cette collection consacrée aux « coulisses » de la recherche, Samy Cohen revient sur ses cheminements, ses attentes, ses impasses, ses bévues. Au fil de son récit, on y découvre le poids de son entourage, de rencontres et de lectures, mais aussi l’influence de doctorants et d’étudiants qui deviennent autant des personnes ressources. A travers ses premières enquêtes, on perçoit en pointillés l’institutionnalisation de la science politique française comme discipline10. On peut alors regretter que les interviewés, « les véritables héros de ce livre » (p. 10), prennent souvent le pas sur les détours autobiographiques.