• 1 Engels Friedrich, La situation de la classe ouvrière en Angleterre [1845], trad de G. Badia et J. F (...)
• 2 Tombs Steve, Garson W.G, « The conventionalization of early factory crime », Policy and Practice in (...)

3L’ouvrage choisit de commencer par le travail, en retraçant l’histoire de l’intervention de l’État face aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. Qu’est-ce qu’un coup de grisou ? Qu’est-ce qu’une intoxication au plomb ? Juridiquement, il s’agit d’homicides volontaires, répond Pascal Marichalar en paraphrasant Friedrich Engels : « Lorsque la société met des centaines de prolétaires dans une situation telle qu’ils sont nécessairement exposés à une mort prématurée et anormale […] et que cependant elle les laisse subsister, alors c’est bien un meurtre, […] un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, […] parce que la mort de la victime semble naturelle »1. Si ces morts sociales peuvent apparaître comme « naturelles », explique Pascal Marichalar, c’est grâce à un travail de « conventionnalisation du crime industriel »2 dans lequel l’État, et plus précisément l’appareil juridique, joue un rôle décisif. On sait que le droit reconnaît plusieurs degrés d’intentionnalité, et que le « dol éventuel » désigne précisément ce niveau intermédiaire de l’intention, où la mort sporadique d’un travailleur n’étant pas désirée comme une cependant consentie, afin d’assurer une production industrielle. Depuis le directeur des travaux de la carrière des grands carreaux près d’Angers qui, en 1865, cause la mort de deux travailleurs en ordonnant de maintenir la production, lorsque ses ouvriers lui indiquent que la galerie est instable, jusqu’à Elon Musk qui choisit de maintenir la production de son usine californienne Tesla en avril 2020 alors que la pandémie de covid-19 saigne démographiquement les États-Unis, il y a une continuité de pratiques. Mais, plus fondamentalement, il y a une continuité dans la réaction juridique, qui ne reconnaît quasiment jamais le « dol éventuel », souligne Pascal Marichalar. Les raisons de ce silence pénal apparaissent en creux dans la loi du 9 avril 1898 qui normalise le travail dangereux en faisant du risque professionnel une fatalité dont personne n’est responsable. Le travail est défini dans la loi de 1898 à partir d’une relation de subordination (et non à partir du salaire, par exemple) au sein de laquelle l’État intercède de temps en temps pour pallier un risque inéluctable, inhérent au travail moderne, et dont l’employeur ne peut en aucun cas être tenu pour responsable.

• 3 Noonan Margaret, Rohloff Harley et Ginder Scott, Mortality in Local Jails and State Prisons, 2000-2 (...)
• 4 Hazard Angélique, « Baisse des suicides en prison depuis 2002 », Cahiers d’études pénitentiaires et (...)

7Conformément à sa double formation médicale et sociologique, Didier Fassin met l’accent sur le fait que chaque existence humaine possède à la fois une dimension biologique et une dimension biographique. S’il y a deux dimensions de la vie humaine, il y a logiquement deux types de mort : une « mort physique », dont le suicide est un exemple, et une « mort sociale », dont l’enfermement isolé de longue durée est une illustration. Les détenus américains souvent privés de tout lien dans les death rows, se suicident moins3 que les détenus français, pourtant plus en contact avec l’extérieur. Donc, pour l’auteur, « tout se passe comme si la mort sociale […] contribuait à exclure […] l’éventualité de la mort physique par suicide » (p. 125). Les détenus américains privés de tout lien se suicident moins que les détenus français pourtant plus en contact avec l’extérieur, tout se passe donc comme si la mort sociale empêchait ou protégeait de la mort physique. La conclusion de l’auteur semble rapide et pose des problèmes théoriques et empiriques. Théoriquement, Durkheim fonde la sociologie en partie sur le constat inverse. Durkheim montre dans Le Suicide (1897) que le défaut d’intégration sociale expose directement au suicide. Mais cette inversion de la conclusion durkheimienne n’est hélas pas interrogée, Durkheim n’étant pas cité. Empiriquement, l’auteur donne lui-même un fait statistique qui semble aller à l’encontre de sa conclusion sur l’incompatibilité des morts physiques et sociales : en France, dans les quartiers disciplinaires où les détenus sont privés de lien avec l’extérieur, on se suicide quinze fois plus que dans une cellule ordinaire4… Les morts sociales et physiques semblent donc pouvoir tristement se cumuler. De son propre aveu Didier Fassin écrit moins ici pour « élucider cette singularité française » que pour poser un problème à la réflexion collective : on se suicide fréquemment dans les prisons françaises pourtant plus ouvertes que les prisons américaines où l’on se suicide moins, et c’est à la recherche future de comprendre pourquoi.

• 5 Boltanski Luc, Rendre la réalité inacceptable. À propos de « la production de l'idéologie dominante (...)

8De manière générale l’ouvrage choisit de faire du travail ethnographique un travail scientifique directement articulé à une sensibilité, à une « colère critique […] calme et patiente », pour reprendre les termes de Marielle Macé dans sa conclusion du livre (p. 127). Pour elle, le travail collectif que dirige ici Didier Fassin permet de transformer un « moment de sidération » face à la mort en un « mouvement de considération » des différentes vies invisibles qui se cachent derrière. En cela, Didier Fassin poursuivrait la mission critique de la sociologie consistant à « rendre la réalité inacceptable »5. Comment ? En montrant que les vies sont loin de se valoir dans une démocratie qui martèle une rhétorique de l’égalité, que les morts se hiérarchisent tout autant que les existences, et que le sens commun ne croit pas si bien dire lorsqu’il conclut d’une vie de souffrance que « ce n’est pas une vie ». Effectivement, ces vies sont rarement considérées comme des existences véritables et, lorsqu’elles s’éteignent, la sensibilité collective semble se protéger efficacement derrière l’idée de vies incomplètes et donc de morts tolérables. Pour affirmer qu’une vie n’est pas vivable, encore faut-il commencer par reconnaître qu’elle est vécue à la première personne, chaque jour. De la pollution aux maladies respiratoires des travailleurs à l’ère industrielle, de l’asthme des boulangers – dont souffre le père de Marielle Macé – jusqu’à l’absence de respirateurs dans les services de réanimations durant la pandémie de covid-19, une atmosphère irrespirable s’installe devant laquelle il faut que « lève une colère », que « s’éprouve une impatience » (p. 132).