1En 2017, sept millions d’enfants de la maternelle au lycée mangent à la cantine au moins une fois par semaine. Les programmes nationaux de santé publique des années 2000 ont désigné les écoles comme une des institutions principales de l’apprentissage de connaissances et comportements alimentaires. Les missions dont elles sont investies ne se limitent pas à une éducation à l’orthodoxie nutritionnelle mais impliquent un projet moral de responsabilisation individuelle et collective des élèves, au regard de la santé mais aussi de l’environnement ou de la citoyenneté. Pourtant, l’alimentation en milieu scolaire a principalement été étudiée par des nutritionnistes et des professionnels de la restauration collective, et n’avait pas donné lieu jusqu’alors à la publication d’ouvrages de sciences sociales. C’est chose faite avec ce livre collectif et interdisciplinaire, à la croisée des sciences de l’information et de la communication, de la sociologie et des sciences de l’éducation, organisé en cinq parties thématiques. Les auteur·es y mettent en regard d’une part l’analyse de divers corpus de textes officiels et de dispositifs d’information et de communication, et d’autre part des centaines d’entretiens et d'observations des actions et messages effectivement transmis sur différents terrains.

2L’ouvrage débute sur une partie consacrée à la production de normes alimentaires en amont de l’école. Mylène Costes et Aurélia Dumas s’intéressent pour ce faire aux guides nutritionnels à destination des parents, Jacques Noyer aux reportages d’un journal télévisé régional et Simona de Iulio aux artefacts communicationnels que les industriels de l’agroalimentaire conçoivent à destination des élèves. Le fil rouge est ici la question de la confiance des ménages dans l’alimentation : confiance remise en question lors des controverses publiques autour de la sécurité alimentaire à la cantine, confiance que les industriels cherchent à consolider autour de leurs produits, confiance que voudraient rétablir les discours publics contre les messages « contradictoires, anxiogènes et culpabilisants » sur l’alimentation tout en adoptant eux-mêmes un lexique de la peur et des risques dans leurs recommandations aux parents. Si les parents estiment globalement la restauration scolaire d’une bonne qualité nutritionnelle, ils jugent plus sévèrement sa qualité gustative, percevant en particulier avec suspicion sa délégation à des prestataires privés par certaines mairies. Le secteur de la restauration collective n’est cependant pas la seule incursion d’entreprises privées autorisée par les instances publiques dans l’alimentation à l’école : la Semaine du Goût a été initiée en 1990 par les agroalimentaires du sucre, des artefacts de « marketing scolaire » sont distribués dans les écoles par des fondations liées à des multinationales.

3La deuxième partie adopte le point de vue des collectivités locales sur les restaurants scolaires. Sylvie Bardou Boisnier montre en quoi l’accroissement des normes de qualité constitue pour elles un enjeu de distinction, là où Elodie Sévin souligne la souffrance que ces changements engendrent chez leurs agents. Concernant par exemple les proportions de produits issus de l’agriculture biologique ou de circuits courts, les collectivités à l’initiative de normes alimentaires exigeantes en avance sur les décrets ont pu utiliser les recommandations nationales et européennes pour légitimer leurs actions et rééquilibrer leur rapport de force avec les entreprises de restauration collective. Du point de vue des agents en revanche, la multiplication des dispositifs d’hygiène-qualité et des normes nutritionnelles redéfinit douloureusement leur identité professionnelle vers une « cuisine d’assemblage » : les chefs cuisiniers se retrouvent pris en tenaille entre les managers et diététiciennes de la ville, qui leur imposent des menus et quantités standardisés, et l’insatisfaction des enfants et des familles.

4La troisième partie pousse la porte des salles de classe et donne à voir l’écart entre l’éducation à l’alimentation prescrite et celle effectivement réalisée par les enseignant·es. Que ce soit dans des séances pédagogiques ordinaires observées par Susan Kovacs et Denise Orange Ravachol à l’école élémentaire ou dans les projets spécifiques à l’alimentation étudiés par Aurélie Maurice au collège, l’objectif d’une éducation des jeunes citoyens à des choix de consommation éclairés et favorables à leur santé rencontre des obstacles : insuffisance de la formation des équipes enseignantes en éducation nutritionnelle, rapports parfois conflictuels à leurs classes, distance sociale avec leurs élèves. Ainsi, selon les motivations de l’enseignant·e et ses représentations des pratiques alimentaires de ses élèves, l’éducation alimentaire prend des formes très différentes, tantôt anxiogènes et moralisatrices, tantôt peu normatives et axées sur le plaisir au point de perdre de vue l’équilibre alimentaire.

5La quatrième partie met en avant les adultes encadrant le déjeuner des enfants à l’école élémentaire. Selon Marie Berthoud, l’organisation de la pause méridienne, dans son emploi du temps et l’aménagement de la cantine, cherche à favoriser l’autonomie des élèves (self-service, tri des déchets) dans le double objectif d’éduquer et de discipliner. Mais la contribution de Géraldine Comoretto donne à voir les surveillant·es comme un groupe professionnel hétérogène en termes de diplômes et de trajectoires, difficilement mobilisable pour faire de la cantine un moment d’éducation au « bien manger » en raison de contraintes de temps et de visions différentes de leur rôle auprès des enfants. Les enfants rusent ou protestent pour ne pas manger certains aliments, et les surveillant·es elles et eux-mêmes ne se plient pas toujours à l’orthodoxie alimentaire. Un renforcement des clivages sociaux pourrait résulter du fait que les jeunes animateur·rices peu sensibles à ces normes sont plus souvent recruté·es dans les écoles des quartiers populaires.

6La cinquième et dernière partie s’intéresse à l’alimentation à l’école hors cantine des enfants, très éloignée des recommandations. Louis Mathiot souligne que la composition des collations des enfants est différenciée selon leur milieu social : les goûters les plus valorisables dans la cour de récréation, sujets à des échanges et distributions, sont ceux qui s’éloignent le plus de l’orthodoxie nutritionnelle, comme les chips ou les pâtes chinoises crues, apportés le plus souvent par des enfants des classes populaires. Comme le montre le croisement d’enquêtes de Christine Tichit, Géraldine Comoretto et Aurélie Maurice, davantage que combler un besoin nutritif, il s’agit pour les enfants de créer un lien avec leurs pairs, de transgresser les règles scolaires (par exemple en mangeant des bonbons plus ou moins discrètement durant les cours) voire d’affirmer leur position dominante dans la classe en s'appropriant les goûters des autres. Les élèves, ni imperméables aux inégalités sociales et genrées, ni « simples récepteurs d’un savoir et d’un ordre qui leur viennent du dehors » (p. 324), détournent et se réapproprient les règles alimentaires pensées par les adultes.

8La richesse de l’ouvrage tient à la pluralité des sciences sociales mobilisées et à la variété de ses enquêtes et terrains dans des dizaines de villes de différentes régions françaises, dans des classes du CP au collège, allant des discours publics et médiatiques à l’observation de groupes d’enfants assis dans la cour de récréation. On regrettera seulement l’absence d’analyse approfondie des rapports entre les différentes scènes sociales présentées successivement dans l’ouvrage.