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Marc André, Une prison pour mémoire. Montluc, de 1944 à nos jours.

Inès Baude
Une prison pour mémoire
Marc André, Une prison pour mémoire. Montluc, de 1944 à nos jours, Lyon, ENS Éditions, coll. « Sociétés, espaces, temps », 2022, 572 p., ISBN : 979-10-362-0573-6.
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Texte intégral

1En janvier 2022, le projet de réhabilitation du Mémorial national de la prison de Montluc (Rhône) a fait l’objet d’une intense polémique, fortement relayée par les médias. L’introduction dans la nouvelle muséographie de séquences consacrées à Vichy et à la guerre d’Algérie a été dénoncée par des associations mémorielles qui ont condamné la confusion des mémoires d’un site clé pour commémorer les victimes des crimes nazis. Entre 1943 et 1944, ce sont en effet près de 10 000 individus, majoritairement juifs et résistants qui ont été internés à Montluc, devenue prison militaire allemande à la suite de sa réquisition par la Gestapo. La centralité de Montluc dans les trajectoires de persécution et de déportation explique que la patrimonialisation du lieu après la fermeture de la prison en 2009 se soit d’abord appuyée sur la création d’un mémorial autour de la période d’occupation allemande du site, et non d’un musée. Une autre mémoire officielle de la prison a émergé en Algérie où des anciens condamnés à mort ont pris la plume pour rappeler le rôle de Montluc dans l’incarcération de nombreux militants du Front de Libération Nationale (FLN) et l’exécution de onze d’entre eux. Cette segmentation en deux périodes et deux mémoires non étanches a verrouillé le récit historique sur Montluc.

2À rebours des affrontements victimaires caractéristiques d’une mise en concurrence des mémoires, le livre de Marc André propose de revenir avant tout à l’histoire. L’auteur montre ainsi qu’à partir de 1945, des « solidarités transversales » (p. 16) se nouent entre détenus dont l’incarcération obéit à des logiques de répression nées de guerres et de temps disjoints. L’enquête menée pendant dix ans, qui mobilise archives publiques (dossiers de procédures judiciaires, rapports ministériels, actes de jugement), archives privées (journaux intimes, correspondances) et enquête orale aboutit ainsi à la thèse suivante : c’est la cristallisation de la prison en lieu de mémoire qui cloisonne le site en deux périodes (la période allemande et la période algérienne) et conduit à privatiser les mémoires. À contrario, le retour à une histoire « dans la prison » – et non plus « de la prison » (p. 17) met en évidence l’existence d’interactions entre détenus et entre leurs mémoires. Les temporalités s’entrechoquent au niveau micro-historique : la prison vit sa propre vie par-delà les césures de la chronologie événementielle.

  • 1 Le terme de « résonance » traverse tout l’ouvrage. Ce terme emprunté à la philosophie sociale perme (...)
  • 2 Voir sur ce point les travaux de Simon Perego. L’auteur démontre que cette chronologie biaisée (le (...)

3La première partie du livre porte sur la période qui s’étend de la libération de la prison, le 24 août 1944, à 1958, date à partir de laquelle de nombreux partisans de l’indépendance algérienne sont incarcérés à Montluc. Dans cette période de « résonances franco-françaises »1 (p. 25), un premier processus de commémoration s’amorce alors que les autorités françaises sont confrontées à la gestion d’une population carcérale hétéroclite, civile et militaire. Marc André insiste sur la temporalité très rapide de la « réversibilité » (p. 63) du site : près de 800 prisonniers de guerre allemands dont plusieurs centaines de criminels de guerre nazis sont enfermés au sein de ce qui constituait quelques mois plus tôt le fer de lance de la politique de répression nazie dans la région lyonnaise. Dès 1947, des cérémonies du souvenir sont organisées en la mémoire des détenus juifs et résistants et permettent de nuancer la représentation de l’après-guerre comme celle d’un vide mémoriel avant le réveil des mémoires à la fin des années 19702. Répression des bourreaux et commémoration des victimes coexistent donc dans le même espace. La mémoire de la seconde guerre mondiale devient un vecteur de politisation de certaines affaires alors que la prison se remplit de manifestants communistes, d’insoumis ou d’appelés réfractaires. Ainsi par exemple des 19 militants communistes arrêtés en gare de Roanne le 23 mars 1950 pour leur participation à une manifestation contre l’acheminement des armes françaises en Indochine : la mise en analogie entre la répression des communistes sous Vichy et la répression des communistes sous la IVème République favorise la publicisation de la lutte. Ces analogies ne sont pas que des outils argumentatifs : à l’instar de Lucien Benoit, militant communiste emprisonné deux fois à Montluc, sous Vichy et lors de l’affaire de Roanne, certains individus font le lien entre ces deux périodes historiques. Les solidarités nouées en prison sont mémorielles, discursives, mais sont aussi le résultat de continuités expérientielles.

4La deuxième partie du livre porte sur les années 1958-1962, période de « résonances franco-algériennes » (p. 170). L’intensification de la guerre d’Algérie renouvelle le dispositif punitif à Montluc. Algériens en attente de transfert vers des camps en Algérie, militants condamnés à mort et femmes soutiens du FLN ou du Mouvement National Algérien (MNA) transforment le peuplement de la prison devenue une véritable forteresse. Les mémoires de la seconde guerre mondiale ne disparaissent pas pour autant. Les techniques policières déployées favorisent une remontée de la mémoire de la Résistance et du génocide juif. Les mots en eux-mêmes ont un sens : les termes de rafles, transferts, camps et tortures sont réemployés pour désigner des techniques déjà pratiquées à Montluc. Les indépendantistes algériens s’inscrivent dans une généalogie résistante : plusieurs détenus font mention de l’impact des balles ou des graffitis de la Résistance dans les cellules qu’ils occupent qui facilite l’identification avec de grandes figures passées par Montluc (Jean Moulin, Habib Bourguiba) et légitime leur combat. Onze militants sont exécutés dans l’enceinte de la prison : cette « férocité judiciaire » (p. 290) obéit à une logique de guerre qui ne dit pas son nom. Les interactions avec des avocats, des magistrats ou des gardiens ayant connu Montluc sous occupation allemande et avec des fils et filles de déportés et de résistants contribuent à la circulation des expériences et au « braconnage mémoriel » (p. 365) central dans les stratégies de résistance des prisonniers algériens. En retour, les familles des victimes de la seconde guerre mondiale s’appuient sur les victimes de répression coloniale pour maintenir leurs souvenirs vivants. Si l’on a pu parler d’amnésie des mémoires dans l’espace public, Marc André démontre donc que celles-ci ont continué à être appropriées et entretenues au sein de certaines institutions comme la prison de Montluc.

5Enfin, la troisième partie est consacrée à la période 1962-2022 où l’on assiste progressivement à une privatisation des mémoires. L’arrestation de Klaus Barbie en Bolivie, son incarcération quelques temps à Montluc où il avait directement commandité l’exécution de prisonniers et le retour en force de la mémoire de Jean Moulin contribuent à resserrer en France la mémoire de Montluc sur la seconde guerre mondiale. De l’autre côté de la Méditerranée, le transfert en Algérie des corps exhumés des Algériens exécutés est une étape essentielle dans la construction d’une mémoire officielle autour de Montluc, qui est mobilisée par l’Etat algérien en formation. Plusieurs mémoires sont passées sous silence : celle des membres de l’OAS, des anciens condamnés à mort messalistes, des Algériennes passées par Montluc et de certains personnels de la prison. Marc André montre alors comment le processus de patrimonialisation du site a porté « un devoir de mémoire troué, partiel, partial » (p. 498). Alors qu’elle était en train d’être vidée de ses occupants, la prison a également été vidée de ses anciennes solidarités : elle « est devenue une chambre d’échos où chacun n’écoute que sa voix » (p. 500). L’auteur conclut en évoquant la nécessité pour le site de se doter d’un véritable conseil scientifique plutôt que de s’appuyer sur des entrepreneurs de mémoire pour construire sa politique patrimoniale.

  • 3 L’auteur reprend cette expression à Michel Foucault (Michel Foucault, « Des lieux autres », Dits et (...)

6 Le livre de Marc André offre une monographie très dense de la prison de Montluc. Soulignons le riche travail de documentation et d’illustration de l’ouvrage : photographies, plans, images de films, chansons, lettres restituent à la lecture une dimension sensible. L’enquête permet de revenir sur l’histoire sociale de la segmentation des mémoires en montrant que ce processus de dissociation n’avait rien d’inéluctable. Jusqu’en 1962, les expériences carcérales sont entrées en dialogue : les mémoires de la seconde guerre mondiale jouaient un rôle dans les mémoires de la décolonisation et les violences du passé servaient de grille de lecture à la dénonciation des violences du présent. Finalement, le livre ouvre la voie à une histoire des solidarités mémorielles en prison, autrement dit à une histoire de la « simultanéité du non-simultané »3 (p. 19) qui met en interaction différentes strates du passé.

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Notes

1 Le terme de « résonance » traverse tout l’ouvrage. Ce terme emprunté à la philosophie sociale permet d’insister sur les liens entre expériences diverses qui se nouent et l’attention soutenue à autrui qui se manifeste dans la circulation des expériences carcérales. Sur le concept de résonance, voir le compte-rendu de Marc-Antoine Pencolé pour Lectures à propos du livre d’Hartmut Rosa : Marc-Antoine Pencolé, « Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 décembre 2018, consulté le 18 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/lectures/29658

2 Voir sur ce point les travaux de Simon Perego. L’auteur démontre que cette chronologie biaisée (le silence de l’après-guerre versus le réveil des mémoires) est très empreinte des problématiques de la société française non-juive qui admet comme préétabli un « consentement des juifs au silence ambiant ». Perego Simon, « La mémoire avant la mémoire ? Retour sur l’historiographie du souvenir de la Shoah dans la France de l’après-guerre », 20 & 21. Revue d’histoire, 2020, N° 145, no 1, p. 77.

3 L’auteur reprend cette expression à Michel Foucault (Michel Foucault, « Des lieux autres », Dits et écrits, vol. II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1571) pour désigner la co-présence de temporalités distinctes à un instant dans un même lieu.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Inès Baude, « Marc André, Une prison pour mémoire. Montluc, de 1944 à nos jours. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 novembre 2022, consulté le 15 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/58674 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.58674

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