1Les sciences sociales sont en danger, telle est la thèse du livre collectif dirigé par Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser et Yves Mirman. C’est en particulier l’« enquête » qui serait menacée, entendue ici comme enquête de terrain fondant la collecte de matériel empirique sur une présence prolongée sur le « terrain ». Les chercheuses et les chercheurs en sciences sociales seraient de plus en plus soumis à un « nouveau régime de surveillance » caractérisé par la multiplication des entraves à leurs enquêtes, dont le livre fourmille d’exemples : surveillance policière, détentions arbitraires, procès « baillons », protocoles sécuritaires, procédures d’évaluation, comités d’éthique, etc. Cet ouvrage, qui entend étudier la « nouvelle condition du chercheur en sciences sociales », offre un vaste panorama des contraintes auxquelles peut être confrontée la recherche (p. 51). Pourtant, en ratissant trop large, le livre tend à confondre des niveaux de contrainte trop différents pour être mis sur le même plan. Au final, la notion de « nouveau régime de surveillance » se révèle peu heuristique et obscurcit les enjeux actuels.

2L’ouvrage a bien entendu de nombreux mérites. On ne peut que partager l’inquiétude des auteurs pour le sort réservé aux sciences sociales, à l’heure de la diminution du nombre de postes de titulaires dans la recherche et l’enseignement, et des discours politiques sur l’islamo-gauchisme à l’université. Il semble urgent de défendre collectivement la recherche, et l’idée d’utiliser les outils des sciences sociales pour étudier ce qui arrive aux sciences sociales est une bonne piste. Les directeurs du volume ont raison de nous inciter à « nous prêter collectivement à l’exercice de retourner sur nous les outils d’objectivation des sciences sociales afin de penser sociologiquement les tensions qui pèsent sur notre métier » (p. 52). Au-delà de cette intuition forte, l’ouvrage présente d’excellentes études de cas – auxquelles on ne peut rendre entièrement justice ici. Il rassemble, après une longue introduction, 17 chapitres rassemblés dans trois grandes parties. Dans la première partie, « La recherche en sciences sociales face aux nouvelles normes sécuritaires et managériales », d’Alina Surubaru, qui fut elle-même titulaire d’une « chaire industrielle », développe d’utiles réflexions sur les contraintes que font peser sur les chercheurs les entreprises qui co-financent la recherche publique. Dans le chapitre écrit par Vanessa Codaccioni, spécialiste de la police et de la justice, le décryptage des tweet des syndicats de police qui font pression sur les chercheuses et chercheurs qui travaillent sur la police est édifiant. Lise Foisneau décrit de façon minutieuse comment son enquête sur les gens du voyage fut entravée par l’entreprise privée chargée par l’État de gérer des aires d’accueils – surveillance de l’entreprise qui se termine par l’expulsion de l’ethnographe de l’aire d’accueil par huissier de justice. La deuxième partie, à mon avis la moins convaincante des trois, est consacrée à la « surveillance des enquêtés et des pairs », avec des exemples allant du regard porté sur les chercheurs par les militants politiques (au PS et à l’UMP, par Philippe Aldrin et Anne-Sophie Petitfils) au contrôle exercé par les « comités d’éthique » (Anaïs Maro, qui revient sur une enquête sur les Oromos en Éthiopie), en passant par le rôle joué par les « gatekeepers » lors d’une enquête sur le nucléaire en France (Pierre Fournier). Le chapitre de Vincent Geisser sur son travail dans la Tunisie de Ben Ali entre 1996 et 2011 aurait sans doute été mieux placé dans la dernière partie de l’ouvrage. Cette troisième partie, « Réinventer sa recherche face aux logiques autoritaires », revient en effet sur les difficultés de conduire des recherches sur le terrain en contexte autoritaire, en Syrie (Thomas Pierret), en Algérie (Laurence Dufresne Aubertin), en Égypte (Marianna Ghiglia) et en Turquie (Aysen Uysal). Le récit de Yves Mirman sur son expulsion de Jordanie est un des nombreux exemples de la manière dont les régimes autoritaires se protègent du regard des sciences sociales. Intimidation, menaces, restriction de mobilités, voire remarques « à demi humoristiques » sur la supposée appartenance du chercheur aux services secrets (Mirman, p. 356), la vaste panoplie des régimes autoritaire pour se surveiller les chercheur et entretenir chez eux l’incertitude quant à leur propre sécurité est décrite avec soins.

3Ainsi, les chapitres empiriques seront très utiles pour former de nouvelles générations de chercheuses et chercheur. Mais l’angle choisi par les coordonnateurs de l’ouvrage pour lire ensemble ces cas disparates ne rend pas service à leur compréhension. Reprenons ici dans l’ordre les concepts énoncés dans titre et le sous-titre de l’ouvrage : « L’enquête en danger. Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales ».

« Enquête en danger »

4De quel « danger » parle-t-on ? Le livre évoque des formes très différentes de dangers. On nous parle tantôt de « danger », de manque de « liberté de la recherche » (p. 19), de perte d’ « autonomie » (p. 24), d’« inconfort », d’« autocensure » (Stéphane Beaud), d’« entraves » aux projets de recherche  (p. 24), de « menaces » (p. 24) ou de « mesure de contrôle ». L’ouvrage évoque même la « détention » de chercheuses et chercheurs, d’une part dans des régime démocratiques (Thierry Dominici, Vincent Geisser, Franca Maltese Roberta Chiroli en Italie, p. 50), d’autre part dans des régimes autocratiques (Clotilde Reiss, Roland Marchal, Fariba Adelkah, Kylie Moore Gilbert en Iran, Pinar Selek et Aysen Uysal en Turquie, Claude Mbowou au Cameroun, Maâti Monjib au Maroc, Ismaeil Alexandarani en Égypte, p. 53). Sont évoqués aussi des cas de torture et de meurtre (p. 48), notamment à propos du doctorant italien tué par la police politique égyptienne, Giulio Regeni.

5Passer aussi rapidement d’un type de cas à un autre et les ranger tous sous le label commun de « danger » pose problème. Non pas que l’on ne puisse comparer différentes situations, mais l’effet d’énumération obscurcit les différences fondamentales entre les problèmes qui se posent. Entre les cas d’emprisonnement arbitraires en Algérie, en Iran ou en Tunisie et les cas de surveillance par les enquêtés, il n’y a en réalité par grand-chose en commun. Certains exemples donnés dans l’ouvrage, qui pourraient par ailleurs être tout à fait objet de discussion dans un autre cadre, sont difficilement compréhensibles au sein d’un tel paradigme du danger. Ainsi au chapitre 8, Stéphane Beaud regrette la « censure » auquel s’affronte parfois le sociologue, qui peut déboucher sur une « autocensure ». De quoi s’agit-il ? De requêtes de ses enquêtés, notamment d’une enquêtée qui, après avoir donné un long entretien à l’enquêteur, le sollicitent très poliment par courriel pour lui demander de revenir sur un mot qu’elle a prononcé. Ce type de conversation entre enquêteurs et enquêtés est assez banale, et traiter d’un tel exemple dans le cadre du paradigme du « nouveau régime de surveillance » n’apparaît pas convaincant.

« Un nouveau régime de surveillance » ?

6Qu’est ce qui constitue ce « nouveau régime de surveillance » ? Autrement-dit, d’où vient le danger ? S’il on en croit l’introduction des quatre directeurs de l’ouvrage, il vient d’un peu partout : d’en haut, bien sûr, de l’État, mais aussi des enquêtés eux-mêmes, voire des collègues. « À l’examen, [l’autonomie des chercheurs] apparaît comme limitée par plusieurs facteurs comme se jouant au contact de trois catégories d’acteurs avec lesquels interagissent les chercheurs : leurs enquêtés, leurs autorités de tutelle et leurs collègues universitaires » (p. 24). Les chercheurs évoluent ainsi dans un « écosystème triangulaire » aujourd’hui « mis sous tension » par un nouveau contexte (p. 26). Ce contexte est caractérisé d’une part la « managérialisation » de l’enseignement supérieur et la recherche (c’est-à-dire la multiplication d’outils de contrôle et de classement de type benchmarking, comité d’éthique, etc.), d’autre part par la « privatisation de la production scientifique », avec une explosion du secteur de l’expertise non universitaire (fondations, lobby, think tanks, ONG, etc.). Enfin, on assisterait à une « politisation » des savoirs et des savoir-faire scientifiques qui se manifeste par une « plus grande porosité du monde professionnel de la recherche universitaire, aux mouvements d’opinion, aux tensions sociales et aux débats politiques du temps » (p. 28).

7Le concept de « régime de surveillance » n’est pas très heuristique s’il met dans le même panier la surveillance « par le haut » des États et la vigilance « par le bas » des enquêtés. Il manque, a minima, une solide typologie des dangers et des surveillances auxquels serait exposée la recherche.

De quoi parle-t-on sous le label des « sciences sociales » ?

9Autrement dit, qu’est-ce qui est réellement sous surveillance et « en danger » ? Le livre indique que la cible finale de la surveillance est l’« autonomie des sciences sociales ». Mais il ne précise pas de quoi sont faites les sciences sociales.

10Il faudrait rappeler que les sciences sociales constituent, structurellement, un champ dominé de la recherche publique. L’essentiel des budgets de la recherche sont alloués aux sciences naturelles et à la médecine. Si on prend un bailleur prestigieux comme l’European Research Council, seul 5,4 % de son budget est alloué aux « humanités ». Cette catégorie englobe toutes les disciplines des sciences sociales et humaines, du droit à la philologie en passant par la linguistique, la philosophie, l’économie, etc. Cela signifie que 84,6 % du budget du CER vont aux sciences naturelles et aux sciences de la vie (mais ce chiffre n’inclut pas la recherche militaire, atomique ou spatiale). Ainsi, l’essentiel des mesures dont se plaignent les éditeurs – benchmarking, évaluations, comités d’éthique, etc. – ont d’abord été conçues pour organiser, orienter ou contrôler les sciences naturelles et médicales. Les sciences sociales ne sont pas la cible principale de ces mesures, mais bien un « dommage collatéral » de transformations plus larges qui les impliquent mais qui les dépassent largement.

12Ainsi, si l’on veut collectivement défendre les sciences sociales, il faut prendre sérieusement compte les différentes positions des chercheuses et des chercheurs au sein du champ des sciences sociales – qui impliquent des responsabilités et des risques différents. Le concept de « nouveau régime de surveillance des sciences sociales » ne convainc pas. D’abord parce qu’il met sur le même plan des contraintes qui relèvent de logiques trop différentes (en particulier les réelles attaques venues du « haut » et les inconforts, mise en cause, ou simple questionnements venus du « bas », des « enquêtés » eux-mêmes, pour reprendre le vocabulaire des auteurs). Mais aussi parce que ce concept échoue à rendre justice à la diversité des sciences sociales, à leurs tensions internes, à la précarisation des jeune chercheurs, aux inégalités de genre et de « race » internes au champ scientifique, dans un moment de verticalisation de la recherche. S’il faut « nous prêter collectivement à l’exercice de retourner sur nous les outils d’objectivation des sciences sociales », alors nous devons commencer à penser le collectif qui peut défendre les sciences sociales, c’est-à-dire aussi penser les injustices qui structurent le champ.