2Concis et précis à la fois, cet ouvrage présente une réelle cohérence. Chacune des contributions trouve une juste place, complète les autres, et donne à voir le champ des possibles lorsqu’on travaille sur les musiques hip-hop : qu’il s’agisse de l’esthétique (chapitre 1), des territoires (chapitre 2), de l’industrie musicale (chapitre 3), des publics (chapitre 4), des mouvements sociaux (chapitre 5) ou encore des processus d’(il)légitimation (chapitre 6), le lecteur réalise que les musiques hip-hop regorgent de phénomènes à étudier, dans plusieurs disciplines scientifiques et avec une multitude d’approches théoriques. Les musiques hip-hop se révèlent un objet particulièrement pertinent pour comprendre des transformations qui dépassent le champ artistique, qu’elles soient esthétiques, économiques, politiques, sociologiques ou géographiques.

4Le troisième chapitre, coécrit par les coordinateurs de l’ouvrage, revient sur l’histoire de l’exploitation économique des musiques hip-hop et leur place actuelle dans l’industrie musicale française. Dans les années 1990, la médiatisation grandissante du rap français se fait parallèlement à celle du « problème des banlieues ». Le rap est alors traité dans les médias comme une musique de l’Autre : aux artistes est attribué le rôle de représentants des « jeunes de banlieues », regroupant des assignations de classe, de race et d’âge. La commercialisation du rap s’inscrit dans cette même dynamique, selon un « marketing de la marge » : le rap est associé aux minorités non-blanches, cette fois pour vendre, et devient au sein de l’industrie musicale un « segment professionnel racialisé » (p. 85). Ces stratégies de vente et d’assignations ethno-raciales se poursuivent dans les années 2000 lorsque la catégorie « urbain », qui regroupe rap, RnB et genres musicaux proches, se diffuse à l’initiative des pouvoirs publics pour être progressivement utilisée dans le marché de la musique. Dans les années 2010, de nouveaux acteurs apparaissent et atténuent l’importance des grandes maisons de disque : les plateformes de streaming et les réseaux sociaux numériques. Ils participent grandement à donner une place centrale à l’« urbain » dans le secteur musical. Le marché numérique génère aujourd’hui la majorité du chiffre d’affaires des musiques hip-hop, avec une estimation à 100 millions d’euros, soit 33 % du chiffre d’affaires numérique total, tous styles musicaux confondus.

5Un autre angle de travail sur les musiques hip-hop concerne la question de la légitimité culturelle. Les musiques hip-hop sont-elles reconnues socialement ? Sont-elles valorisées, dévalorisées ? Par qui ? Qu’est-ce qui a un impact sur la légitimité de ces musiques ? Pour répondre à ces questions, les sociologues analysent différents indicateurs comme l’évolution des publics de ces musiques (chapitre 4) ou encore la manière dont les médias, les prix musicaux, les pouvoirs publics, la classe politique et le monde académique les traitent (chapitre 6).

6Sur l’évolution des publics, l’ouvrage apporte des résultats inédits puisqu’ils sont issus de la vague de 2018 de l’enquête « Pratiques culturelles » du DEPS, qui a lieu seulement tous les dix ans. Plusieurs éléments sont à retenir : l’écoute de musiques hip-hop s’est banalisée (38 % des enquêtés déclarent en consommer), surtout chez les jeunes puisque près de 80 % des moins de 25 ans en écoutent. Elle varie aussi selon le milieu social : les ouvriers sont les premiers à en écouter tandis que les cadres et assimilés sont avant-derniers parmi les groupes socioprofessionnels, conduisant les auteurs à parler d’une écoute « doublement populaire : plus répandue que jamais dans la population métropolitaine et ancrée de façon privilégiée dans les milieux populaires » (p. 122). Au sein des musiques hip-hop, le rap est écouté de manière croissante contrairement au RnB qui voit son audience décliner. Enfin, l’écart entre femmes et hommes se réduit, surtout chez les jeunes générations : chez les 15-19 ans, le rap est consommé par 49 % de femmes et 51 % d’hommes.

7Cette évolution du public dans le sens d’une massification et d’une diversification participe à la légitimation des musiques hip-hop, quand bien même elles « sont (toujours) des musiques populaires » (p. 180). Mais ce n’est pas aussi simple : tous les artistes ne sont pas considérés de manière équivalente, il faut donc également tenir compte des logiques distinctives au sein même du genre musical, à l’intérieur du rap par exemple, mais aussi entre les genres musicaux, comme le rap et le Rnb. On retrouve ce processus de légitimation ambivalent au sein des instances de consécration comme les médias ou les prix musicaux où logiques de classe, de genre et de race réapparaissent : certains artistes sont plus consacrés que d’autres, en particulier lorsqu’ils sont blancs et issus des classes moyennes et supérieures. Ce sont en effet « ces logiques de racialisation [qui] participent à un certain nombre de processus persistants d’illégitimation du rap depuis trente ans » (p. 191), dont le phénomène emblématique est l’instrumentalisation de chansons par des responsables politiques où artistes de rap deviennent des cibles privilégiées au service d’idéologies racistes. Les musiques hip-hop ne sont donc pas, dans ces cas, traitées comme des formes artistiques en tant que telles, mais sont associées à des problèmes publics eux-mêmes construits comme les « banlieues » ou l’immigration. Certains mécanismes participent donc à la légitimation des musiques hip-hop tandis que d’autres vont dans le sens inverse, démontrant que le processus de légitimation « n’est pas un mouvement linéaire et homogène, mais le produit de processus concurrents » (p. 210).

8Enfin, les chapitres 2 et 5 se rejoignent sous plusieurs aspects, bien que l’un, rédigé par Séverin Guillard, étudie les musiques hip-hop avec une perspective de géographe tandis que l’autre, écrit par Alice Aterianus-Owanga, adopte une démarche anthropologique. Ces deux contributions partagent ainsi le fait de sortir du cas strictement français pour examiner des scènes rap d’autres pays, une démarche salutaire. Dans les deux cas, le lecteur trouvera des analyses pertinentes sur les interactions entre musiques et territoires avec, pour le chapitre 2, une interrogation sur différentes échelles (les villes, les nations, le globe) et la manière dont ces musiques transforment ou reflètent les territoires et, pour le chapitre 5, une étude des liens entre hip-hop et mouvements sociaux en France et dans différents États africains où les configurations locales et socio-historiques propres aux territoires conditionnent l’engagement et les revendications politiques des artistes.

9Au bout du compte, cet ouvrage synthétise de nombreux enjeux liés aux musiques hip-hop sans pour autant les survoler puisque les données et analyses sont foisonnantes. Les contributions mettent en lumière les possibilités de recherches contemporaines sur cet objet, avec des références abondantes utiles pour des lecteurs intéressés souhaitant approfondir les nombreuses pistes de réflexion esquissées. Spécialistes ou non-spécialistes de cette thématique, chacun y trouvera son compte. Les premiers apprécieront les chapitres où des résultats d’enquête inédits sont exposés, bien qu’à d’autres moments l’ouvrage sonne comme une redite des précédents travaux des contributeurs. Pour celles et ceux qui en revanche souhaitent découvrir le regard des sciences sociales sur les musiques hip-hop depuis leurs débuts jusqu’aux recherches actuelles, cet ouvrage est sans équivalent dans la littérature française.