• 1 Jean-Claude Kaufmann cite les travaux de la tradition ethnologique, notamment la théorie ancrée ou (...)

2La préface du sociologue Jean-Claude Kaufmann souligne l’aspect novateur de cet ouvrage, en tant qu’il propose un cadrage méthodologique adapté aux usages du numérique. Ce guide concret s’inscrit dans les courants de recherche préexistants en sociologie mais expose une méthodologie qui peut s’appliquer à l’ensemble des sciences humaines1.

• 2 Wieviorka Annette, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998. Dans son ouvrage, Annette Wieviorka montre q (...)
• 3 Derrida fait référence à l’indicible des camps de concentration.
• 4 Monique Sicard, « Qu’est-ce qu’un témoin ? », Les Cahiers de médiologie, vol. 8, n° 2, 1999, p. 73- (...)
• 5 Pollack Michel, Heinich Nathalie, « Le témoignage », Actes de la recherche en sciences sociales, n° (...)
• 6 En histoire, la nature de l’espace discursif influence le discours, comme le révèlent les témoignag (...)
• 7 Les textes auxquels font référence les auteurs sont ceux de Primo Levi, Victor Klemperer et Pilar C (...)
• 8 Kaufmann Jean-Claude, Le sac, un petit monde d’amour, Paris, Lattès, 2011.
• 9 Dormoy-Rajramanan Christelle, Gobille Boris, Neveu Éric, Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, (...)
• 10 Graeber David, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018. Sa méthode de témoignage-confirm (...)

4Le premier chapitre dresse le bilan des acquis des pratiques pionnières qui ont fait naître les premières réflexions théoriques et décrit les principes généraux pour la conduite des appels à témoignages. Ces enquêtes prennent naturellement leurs racines dans d’autres domaines : originellement en droit avec la « déposition judiciaire », puis en histoire dans les années 1940 aux Etats-Unis et en 1960 en France dans le cadre du « témoignage oral » à visée mémorielle2, et plus récemment dans le journalisme avec les « retours terrains » d’informateurs. Témoigner, être témoin, c’est avant tout être présent et prendre la parole. Cela dénote une forme d’engagement, de volonté de partage mais aussi d’unicité liée à l’expérience authentique. Pour Derrida, le témoignage est ce qui permet de préserver ce qui ne laisse pas de trace3. Monique Sicard alerte toutefois sur l’interprétation subjective des faits et la reconstitution a posteriori en raison de la mémoire sélective attachée au souvenir et la dimension affectuelle des faits sur le témoin4. La solution consisterait à croiser les témoignages et les sources afin de s’appuyer sur l’intersubjectivité5. En outre, la méthode de l’appel à témoignages nécessite de porter son attention sur le contexte d’énonciation qui induit la nature et la teneur du témoignage6. Ainsi, en allant du contexte le plus impersonnel au plus personnel, il existe quatre formes distinctes de témoignages : la déposition judiciaire, le témoignage historique, la mise à plat sociographique et les récits biographiques7. Enfin, ce chapitre dépeint les pratiques en sociologie : la sociologie des « faits minuscules » de Jean-Claude Kaufmann8, la sociologie du « vécu » ordinaire d’événements historiques de Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Erik Neveu9, et enfin la socioanthropologie critique du travail de David Graeber10. Les auteurs du manuel en tirent les leçons suivantes : renseigner les caractéristiques sociodémographiques, corriger un échantillon suivant le principe de pluralisme, distinguer le spontané de l’orienté complémentaire, préférer l’exploration suivant un principe d’ouverture à l’imprévu, à la diversité, et enfin penser la restitution.

• 11 Selon Pierre Bourdieu, les sondages créent « l’opinion publique » de façon artificielle, en posant (...)

5Le second chapitre rapporte l’expérience du projet « “Hauts les masques ?”. Socio-économie des masques de protection lors de la pandémie de Covid-19 » (ou Maskovid) menée par les trois sociologues auteurs de ce livre. L’objectif de cette enquête est la mémoire de l’événement présent, évitant par là une réinterprétation a posteriori. La mise en application des principes précédemment établis y est finement analysée. Les modalités de mise en œuvre de l’enquête sont décortiquées à travers la rédaction de l’appel à témoignages, mais aussi à travers le partenariat avec les journaux et le type de matériaux obtenus. Les médias tels que les quotidiens régionaux offrent un lectorat plus large et diversifié que celui de la presse nationale et ils touchent davantage à la vie quotidienne. Des ajustements ont cependant été nécessaires afin de toucher le public des soignants et des commerçants, particulièrement mobilisés durant le confinement. Le choix de ces médias n’est pas sans contraintes : celles de leur traitement de l’événement en général, de la mise en évidence ou non de l’enquête, de sa temporalité et de l’accès (abonné ou non) au texte court d’accueil, menant au lien vers le logiciel Limesurvey employé par les chercheurs. Un changement de médias en cours d’enquête affecte d’ailleurs l’homogénéité des données. Le questionnaire est anonyme mais renseigne les informations sociodémographiques afin de permettre la comparaison avec la population de référence, la population française, pour prendre la mesure de la représentativité des témoins. Ces informations révèlent ainsi une prépondérance des femmes répondant à l’enquête. En cela, l’enquête sociologique se distingue des sondages Ipsos11. Les matériaux obtenus à l’issue de l’enquête sont de deux ordres : l’expression d’opinions et des récits de pratiques (le récit d’usage, du masque en l’occurrence, le récit de situations observées et le récit d’experts). La longueur, la ponctuation et le contenu des témoignages sont analysés. La brièveté peut dénoter une envie d’aller à l’essentiel, une émotion ou une évidence. Les marqueurs temporels montrent que le rapport au temps est une thématique récurrente. Le choix de restitution s’appuie sur la volonté de retranscrire les paroles, sans fautes d’orthographe, dans le souci le respecter le témoin identifié malgré son anonymat.