• 1 Voir le compte rendu de Frédéric Nicolas pour Lectures : Frédéric Nicolas, « Bertrand Hervieu & Fra (...)

1L’ouvrage publié aux Presses de Sciences-Po aurait pu s’intituler « La fin des agriculteurs » tant le constat des auteurs ressemble à celui dressé par Henri Mendras dans les années 1970. La réflexion des deux sociologues François Purseigle et Bertrand Hervieu s’inscrit dans le prolongement d’une précédente publication commune, Sociologie des mondes agricoles, datant de 20131. Ils proposent ici un texte très riche de données actualisées sur l’état du monde agricole français qui parvient à être accessible au grand public tout en étant suffisamment détaillé pour satisfaire les personnes familières à la thématique. L’ouvrage est découpé en trois parties. La première dresse un portrait de la population agricole, la seconde se focalise sur les transformations des exploitations agricoles dont les formes se diversifient, et la dernière inscrit ces évolutions dans le contexte plus global des espaces ruraux en pleine mutation.

• 2 Selon le Ministère de l’agriculture, la « production brute standard » (PBS) est un “indicateur d’un (...)

3Ces statistiques ne disent pas tout des mutations en cours puisqu’au fil des pages, le lecteur a l’impression de progressivement quitter le monde agricole traditionnel pour accéder à une dimension totalement nouvelle de l’agriculture de plus en plus concernée par l’émergence de grandes entreprises agricoles. Ces dernières ont poussé à son paroxysme la rationalisation de l’activité productive entamée dès l’après Seconde guerre mondiale : diversification des structures juridiques, fort investissement financier et technologique, entrée de capitaux externes, patrimonialisation et multi localisation de l’activité. Cette nouvelle agriculture semble en totale opposition à l’idéal-type décrit par Henri Mendras de « la forme traditionnelle de l’exploitation agricole familiale » (p. 132) qui a marqué la seconde moitié du XX^e siècle. Désormais, les grandes exploitations, dont la production brute standard est supérieure à 250 000 € par an et la surface moyenne exploitée de 136 hectares, interviennent sur 40% de la surface agricole française et concentrent 45% de l’emploi agricole2. L’apparition de ces nouveaux acteurs aux côtés d’une agriculture familiale en déclin « illustre l’émergence d’agricultures sans agriculteurs » (p. 71). Ce sont d’autres modes d’organisation de la production qui se développent autour de l’embauche de salariés (notamment dans les secteurs des fruits et légumes et viticoles), de la sous-traitance (en particulier auprès d’entreprises de travaux agricoles) ou les associations de plusieurs exploitations comme c’est le cas dans l’élevage « pour mieux organiser le travail et en réduire la pénibilité » (p. 76) y compris en mettant en commun du matériel, des salariés ou des terres.

• 3 La citation s’appuie sur un travail collectif récent : Dominique Jacques-Jouvenot, Maylis Sposito-T (...)

4La dimension familiale des exploitations agricoles évolue également. Si l’agriculture française demeure familiale, c’est bien plus par la possession du capital que par le travail fourni sur l’exploitation. D’ailleurs, « le développement des formes sociétaires est aujourd’hui spectaculaire [car] 60% [des chefs d’exploitation] gèrent ou cogèrent des sociétés agricoles » (p. 88-89). Les agriculteurs deviennent donc des gestionnaires de société qui développent de plus en plus des activités parallèles à leur cœur de métier en surplus de la production initiale (prestation de services, stockage, production d’énergie, etc.). Dans une partie de ces sociétés, le chef d’exploitation cède sa place à un chef de culture du fait de la sous-traitance intégrale au service de « “familles de rentiers” à la tête d’“exploitation en trompe l’oeil” » (p. 114) dont les membres « possèdent des parts [mais n’entretiennent] que des liens exclusivement financiers [avec l’activité agricole] » (p. 211). On assiste donc à une complexification du monde agricole qui fait une place de plus en plus importante à de très grandes exploitations qui cohabitent avec de plus petites. Le monde agricole contemporain est donc loin d’être unifié. À titre d’exemple, le revenu par tête moyen sur 10 ans des agriculteurs est évalué à 29 500 € mais les 10% les plus pauvres ont des revenus négatifs (en moyenne de – 4 600 €) alors que les 10% les plus riches perçoivent en moyenne 69 500 €. Et même si certaines données sont plus optimistes (en fin de carrière le patrimoine moyen des agriculteurs s’élève à 750 000 € nets en 2020), l’importance de ce patrimoine peut devenir une contrainte qui génère des « troubles dans la transmission » (p. 48) vers la génération des enfants d’agriculteurs. Au-delà de l’importance de l’engagement financier qu’implique la reprise d’une exploitation « les repreneurs sont toujours les héritiers d’une dette symbolique lourde à assumer » (p. 51)3. Dans ce contexte, la famille est donc de moins en moins le socle de l’activité agricole.