Sophie Béroud, Anne Dufresne, Corinne Gobin, Marc Zune (dir.), Sur le terrain avec les Gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique

Texte intégral
- 1 L’OFCE a estimé qu’après une diminution de 0,6 % du pouvoir d’achat par unité de consommation des m (...)
1S’il n’est jamais inintéressant d’étudier les mouvements sociaux – ne serait-ce que parce que leur analyse est toujours susceptible d’apporter des éléments de compréhension sur la société et l’époque dans laquelle ils s’enracinent –, se pencher sur le mouvement des Gilets Jaunes (GJ) semble aujourd’hui plus que nécessaire. Avec la flambée des prix, les augmentations de revenu très modérées dont bénéficient la plupart des Français et le ralentissement probable de la croissance consécutif à la hausse des taux directeurs de la Banque centrale européenne, le spectre d’une diminution massive du pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires se dessine1 et peut faire craindre (ou espérer) le retour d’un mouvement social d’ampleur dans l’Hexagone. Dans un tel cadre, l’ouvrage Sur le terrain avec les gilets jaunes coordonné par les politistes et sociologues Sophie Béroud, Anne Dufresne, Corinne Gobin et Marc Zune présente un intérêt tout particulier. Conçu sur la base d’analyses parallèles du soulèvement qui s’est produit en France et en Belgique, ce travail apporte en effet un éclairage très original sur les ferments du mouvement des Gilets Jaunes et, au-delà, sur les sociétés dans lesquelles il s’est produit. Il s’articule pour cela autour de treize contributions reposant sur des méthodes variées, qu’il s’agisse d’entretiens individuels ou de groupes, d’observation participante ou non participante (p. 20).
2Après l’introduction générale et un premier chapitre proposant des portraits très détaillés de Gilets Jaunes afin de leur redonner la parole, l’ouvrage est construit autour de deux grandes parties. Chacune est assortie d’une introduction analytique très complète dont la fonction est de dégager les apports de la comparaison entre les mouvements qui se sont développés respectivement en France et en Belgique.
3La première partie est consacrée à « la façon dont l’irruption des mobilisations de GJ dans l’espace public bouscule les catégories d’analyse sur les formes de mobilisation » (p. 20). Les deux premières contributions qui la constituent sont dédiées à l’étude de la composition sociale des participants à ce mouvement, aux ressorts de l’engagement collectif, ainsi qu’aux limites de l’action collective et de l’appartenance de groupe qu’il a pu produire. Écrites par Raphaël Challier (pour le cas français) et Corinne Gobin (pour le cas belge), ces contributions s’appuient assez largement sur le concept de « composition » pour faire émerger l’hétérogénéité sociale des Gilets Jaunes et la diversité de leurs revendications, ainsi que les facteurs contribuant à l’unité de ce mouvement. Les chapitres suivants sont consacrés quant à eux aux relations qui ont pu exister entre les Gilets Jaunes et les acteurs syndicaux et visent à analyser notamment le positionnement des organisations syndicales à leur égard. L'article d’Anne Dufresne et Marc Zune (pour le cas belge) ainsi que ceux de Sophie Béroud et de Pierre Odin (toutes deux pour le cas français) permettent cette fois de faire émerger le contraste entre les réticences des directions syndicales à accompagner ce mouvement et l’appui dont ce dernier a pu bénéficier auprès de bases militantes.
4La seconde partie est consacrée quant à elle à l’exploration des « dynamiques qui ont marqué l’irruption des Gilets Jaunes (GJ) dans l’espace public » (p. 137). Ses deux premiers chapitres (Martine Legris puis Laurent Dartigues et al.) procèdent à l’analyse des consultations qui se sont déroulées en France dans le cadre du Grand Débat National (mis en place par le gouvernement) ainsi que dans celui du Vrai Débat (organisé par des Gilets Jaunes) et visent à saisir les revendications qui ont pu y être exprimées. Les deux suivants portent davantage sur la question des processus de construction et d’affirmation d’identités qui ont permis de produire ce mouvement, que ce soit en Belgique (chapitre de Guillaume Petit et Louise Knops) ou en France (chapitre de Sylvie Monchatre et Marie-Thérèse Têtu). Si ces quatre contributions permettent de montrer que les Gilets Jaunes ont formé un groupe social reposant sur « un mal-être, des analyses de la situation et des revendications largement partagées » (p. 139), les trois suivantes s’intéressent quant à elles à la répression policière et judiciaire dont ses membres ont fait l’objet. Aurélien Restelli analyse ainsi les transformations des dispositifs et modèles d’action adoptés par les forces de l’ordre pour faire face au caractère imprévisible des manifestations de Gilets Jaunes, tandis que Mattéo Giousse se focalise sur le volet judiciaire de la répression en s’appuyant sur l’observation d’audiences de comparution immédiate. Enfin, Jean-Baptiste Devaux, Marion Lang, Antoine Levêque, Christophe Parnet et Valentin Thomas défendent l’idée selon laquelle l’antagonisme qui a pu se développer entre Gilets Jaunes et policiers constitue le produit d’une politisation liée à l’expérience sociale particulière que les manifestants ont connue dans le cadre du mouvement.
5L’ouvrage se clôt d’une manière brève mais dense sur quelques pages consacrées à un bilan prospectif des recherches menées sur le mouvement des Gilets Jaunes. Dans ce cadre, les coordinateurs de l’ouvrage avancent tout d’abord qu’il est peu judicieux de parler « du » mouvement des Gilets Jaunes – le singulier masquant l’hétérogénéité de ses formes, des modalités d’action collective adoptées, ainsi que celle de ses membres –, même s’ils rappellent que ce mouvement a surtout été porté par les composantes les plus précarisées des classes populaires et initié sur les ronds-points par des individus unis par l’expérience de « trajectoires professionnelles heurtées » (p. 263). Les recherches menées sur ce mouvement viennent aussi, selon eux, bousculer l’idée selon laquelle l’existence d’un groupe mobilisé suppose la présence d’entrepreneurs de mobilisation et de supports organisationnels. Ainsi écrivent-ils que « des fractions fragilisées du monde du travail ont réussi à réactualiser une dynamique de syndicalisme d’action directe sur un long terme, sans grands moyens » (p. 267). À l’aune des savoirs désormais acquis sur ce mouvement, les coordinateurs en viennent finalement à envisager des orientations de recherche diverses. Outre des questionnements relatifs aux nouvelles formes d’action collective susceptibles de naître des frontières de plus en plus poreuses entre emplois salarié et indépendant ainsi qu’aux effets de la politisation exercée par la participation au mouvement des Gilets Jaunes, ils invitent à s’interroger sur les difficultés rencontrées par les organisations syndicales à fédérer l’ensemble des travailleurs et à voir dans quelle mesure les luttes populaires futures sont susceptibles de s’articuler à la sphère du travail.
6Dans l’ensemble, l’ouvrage nous a semblé très bien construit. Doté d’une grande cohérence et d’un fil directeur bien tracé, il permet au lecteur de ne jamais perdre de vue les enjeux que recouvre telle ou telle contribution et son lien avec l’objectif général poursuivi. Cette cohérence rend la lecture à la fois facile et agréable, et ce peut-être d’autant plus que le livre comporte des éléments illustratifs (photographies) permettant d’éviter les effets d’abstraction auxquels sont toujours susceptibles de conduire les productions scientifiques. Par ailleurs, comme les apports de l’ouvrage sont facilement repérables au travers des différents chapitres introductifs qu’il comporte et de sa conclusion générale, il constitue objectivement un très bon instrument de travail.
7Si la qualité pédagogique du livre fera sûrement consensus, les adeptes des « sciences dures » regretteront certainement la présence trop rare d’éléments de nature quantitative qui auraient contribué à fournir une forme d’objectivation complémentaire à celle proposée par les différents contributeurs. D’autres regretteront peut-être aussi le fait que certains travaux s’appuient sur la forte solidarité de leurs auteurs avec les participants au mouvement des Gilets Jaunes et qu’ils n’offrent donc pas les garanties d’une parfaite objectivité savante. D’autres encore trouveront peut-être dommageable qu’un ouvrage scientifique comprenne en ouverture des portraits de Gilets Jaunes visant à restituer sur un « mode intimiste » (p. 20) des histoires de vie ayant amené des individus à s’engager dans cette mobilisation sociale.
8Si toutes ces critiques peuvent, de notre point de vue, disposer d’une certaine légitimité, elles ne nous semblent tout de même pas de nature à affecter réellement la qualité de ce travail et le sérieux scientifique dont ont fait preuve ses contributeurs et coordinateurs. Mieux : selon nous, en objectivant aussi clairement le « rapport d’empathie aux GJ qui caractérise l’ensemble des auteurs du livre » (p. 19), les directeurs de l’ouvrage ont offert aux lecteurs la possibilité de ne pas être dupes d’un propos qui, dans le champ scientifique, est souvent paré des atours de « la science » par ceux qui y disposent de positions dominantes ou qui espèrent y bénéficier de l’appui des dominants. Une forme d’honnêteté axiologique que ne manqueront certainement pas de critiquer ceux qui ont un intérêt stratégique à défendre l’importance de la « neutralité axiologique », aussi illusoire soit-elle en sciences sociales.
Notes
1 L’OFCE a estimé qu’après une diminution de 0,6 % du pouvoir d’achat par unité de consommation des ménages français en 2022, ceux-ci devraient encore être confrontés à une diminution de 0,8 % en 2023. https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2022/OFCEpbrief110.pdf.
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Référence électronique
David Descamps et Agathe Foudi, « Sophie Béroud, Anne Dufresne, Corinne Gobin, Marc Zune (dir.), Sur le terrain avec les Gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 janvier 2023, consulté le 27 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/59442 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.59442
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