Maud Navarre (dir.), La grande histoire du féminisme

Texte intégral
- 1 Théorie ou critique formulée par Kimberlé Crenshaw sur l’imbrication des rapports de pouvoir (race, (...)
- 2 Voir notamment : Riot-Sarcey Michèle, Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, 2015 [2008], dis (...)
- 3 Contrairement à certaines sommes historiques qui ont tendance à noyer l’essentiel dans un fouillis (...)
1Voilà un ouvrage de vulgarisation qui vient actualiser, dans une approche attentive à l’intersectionnalité1 et à l’international(isme), les quelques précis transversaux d’histoire du féminisme français2. Avec une concision qui fait bien ressortir l’essentiel3, cette introduction parvient à répondre de façon claire et accessible à la quête de mémoire et d’information des féministes ordinaires, militant·e·s et académiques, et plus généralement, d’un grand-public curieux d’émancipation libertaire. Si la synthèse s’avère d’une grande qualité et d’une grande utilité pour qui désire structurer sa connaissance et sa compréhension d’un ensemble de facettes des féminismes, elle ne permet cependant pas à celleux soucieuxses d’expertise de faire l’impasse sur une série de travaux critiques et spécialisés, afin de combler les lacunes constitutives (surtout théoriques et épistémologiques) des travaux de cette ambition – c’est donc plus l’objet d’un constat qu’un reproche !
- 4 Onze universitaires (Fabienne Brugère, Anne Cova, Pauline Delage, Sophie Delvallez, Laurence Hansen (...)
2Constituée d’une petite quarantaine de contributions de dix-sept autrices4, de longueurs variables (de deux à seize pages), et suivant une progression à la fois chronologique et thématique, La grande histoire du féminisme brillamment dirigée par Maud Navarre situe dès l’introduction le féminisme dans l’hétérogénéité qui le caractérise. En deux contributions, l’introduction propose un résumé des « vagues féministes » – métaphore critiquée et ensuite délaissée – ainsi qu’un bref historique des études de genre et des clivages historiques du féminisme.
3Se succèdent alors trois parties temporelles (du XIXe siècle à la Seconde guerre mondiale ; des années 1950 aux années 1980 ; de 1990 à nos jours) au cours desquelles l’histoire féministe se voit dépeinte sur base d’une palette riche en couleurs : s’y côtoient des récits évènementiels (régimes politiques du XIXe, moment de Mai 68, combat pour la parité des années 1990) et militants (Conseil national des femmes françaises, Mouvement de libération des femmes), des portraits biographiques (par exemple d’André Léo, de Jeanne Bouvier et de Marguerite Durant pour la première période, de Monique Wittig, d’Antoinette Fouque et de Simone Veil pour la seconde), des sections thématiques (allant du suffragisme au pacifisme internationaliste, en passant par le féminisme institutionnel, la mondialisation ou encore les violences sexuelles et le pop féminisme), des présentations sur les courants théoriques contemporains (black feminism et féminismes minoritaires ; théories queer, lesbianisme et transféminisme ; féminismes religieux, et en particulier musulman ; éthique du care et écoféminismes) et encore des éclairages sur les combats des femmes dans différentes aires géographiques (de l’Inde au Sénégal, en s’arrêtant sur l’actualité iranienne ou la lutte des femmes autochtones du Canada).
4La troisième partie introduit une interview de Joan Scott sur l’universalisme républicain concernant la question de la parité, et une autre de Camille Froideveaux-Metterie sur le tournant génital du féminisme. La quatrième et dernière partie, qui expose quant à elle quelques relations entre le féminisme et les sciences humaines, présente – fort succinctement – les courants théoriques du féminisme et la démasculinisation de la langue française. Elle mobilise également des interviews de Michèle Perrot (sur le développement de l’histoire des femmes en France), de Manon Garcia (sur la philosophie féministe) et d’Éliane Viennot (sur le sexisme du français).
- 5 Eloit Ilana, « Sujet politique des féminismes », in Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique d (...)
- 6 Rochefort Florence, Histoire mondiale des féminismes, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2018, di (...)
- 7 Farris Sara R., In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University (...)
- 8 Banet-Weiser Sarah, Gill Rosalind, Rottenberg Catherine, « Postfeminism, popular feminism and neoli (...)
- 9 Pavard Bibia, Rochefort Florence, Zancarini-Fournel Michelle, Ne nous libérez pas, on s'en charge. (...)
- 10 Scot Marie, « Les nouveaux débats féministes », Pouvoirs, n° 173, 2020, p. 101-116, disponible en l (...)
5Il faut le dire, la diversité des rédactrices, des questions introduites et des formats prévient toute lassitude de lecture et assure un traitement riche et croisé du sujet. Agrémentée de photographies d’archives, de lignes du temps récapitulatives et d’extraits de documents historiques (la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges et la Déclaration de sentiment de la convention de Seneca Falls), cette approche plurielle évite le piège d’une histoire apologétique et trop lisse d’un féminisme caractérisé dès son origine par des luttes internes souvent indépassables5, malgré une maladresse idéalisante du résumé au dos de l’ouvrage (« Les passes d’armes étaient parfois vives voire violentes, mais l’union l’emportait pour défendre les droits des femmes ») et l’absence de mention des dérives et des instrumentalisations fascistes ou racistes des féminismes passés et présents, français et étrangers (féminismes nazi et latin du XXe6, féminismes d’extrême-droite et fémonationalismes d’aujourd’hui7, développement d’un féminisme néolibéral et d’une sensibilité postféministe à l’heure de la mondialisation8). Si le féminisme colonialiste du XIX et XXe est rapidement évoqué, le focus est mis sur les féministes occidentales anticoloniales, dont l’ouvrage oublie de préciser la tardiveté, la rareté et l’ambigüité9. On peut également déplorer le traitement évasif des critiques des féminismes minoritaires et décoloniaux, du « Sud global » notamment, à l’encontre d’un féminisme hégémonique blanc : pas de mention explicite et soutenue d’un appel à « “décoloniser le féminisme”10 », bien que la question soit soulevée dès l’introduction (p. 40-43) et rappelée à deux ou trois reprises, notamment dans la perspective du black feminism (p. 254-255) et de la mondialisation (p. 184-185).
- 11 Pour une présentation critique, se référer à Bard Christiane (dir.), Dictionnaire des féministes. F (...)
- 12 Delphy Christine, Un universalisme si particulier. Féminisme et exception française (1980-2010), Pa (...)
- 13 Pavard Bibia et al., Op cit., p. 456.
6Fréquente dans les travaux de vulgarisation, cette simplification trouve écho dans un ancrage théorique que l’ouvrage n’explicite pas mais qui donne lieu à quelques choix surprenants et formules déroutantes qui, combinées, peuvent laisser sceptiques. Ainsi, les théoriciennes matérialistes telles que Christine Delphy, Colette Guillaumin, Danièle Kergoat ou encore Nicole-Claude Mathieu ne sont-elles même pas mentionnées dans la contribution minimaliste « Théories et courants » de Martine Fournier11, qui associe d’ailleurs aux analyses matérialistes (à peine évoquées au cours de l’ouvrage, voir p. 139) la tendance différentialiste (p. 302-303). On lit par contre quelques lignes plus loin deux courtes notices sur des féministes différencialistes, ainsi qu’une brève présentation d’Elizabeth Badinter qui « s’érige contre les tendances victimaires des féministes » (p. 304). On attendrait alors une mise en perspective critique de la philosophe désavouée pour nombre de ses prises de positions controversées (pour ne pas dire islamophobes)… notamment par Christine Delphy12. Idem lorsque Maud Navarre cite Peggy Sastre, qui « dénonce le dogmatisme du féminisme d’aujourd’hui » dans le cadre de la tribune sur la « liberté d’importuner » parue au moment de l’affaire MeToo (p. 42), évènement que d’autres chercheuses n’ont pas hésité à mettre en relation avec des résistances idéologiques antiféministes13. Une mise en relief plus explicite aurait, me semble-t-il, été bienvenue pour éclairer ces prises de position tendancieuses.
- 14 Dorlin Elsa, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008, disponible en ligne : https://www.cairn.i (...)
- 15 « En récusant la binarité hétéro-homo, les approches [queer] se situent plus dans le domaine de la (...)
- 16 Scott Joan, « Le genre : une catégorie sociale d’analyse toujours utile ? », Diogène, n° 225, 2009, (...)
7Face à un traitement extensif et privilégié de thématiques telles que les écoféminismes ou le féminisme phénoménologique/corporel de Camille Froideveaux-Metterie (qui mériterait au passage une discussion contradictoire), les perspectives queer et trans – pourtant bien implantées aujourd’hui dans une partie du militantisme féministe – bénéficient d’un intérêt minimal. Aussi la question du sujet politique, redéfini à l’aune du vécu des personnes trans14, n’est-elle jamais formulée dans la contribution particulièrement courte et lacunaire (deux pages et demie) sur le transféminisme. Ces questions sont aussi l’occasion d’une ou deux inexactitudes15. Bien que ce ne soit pas inédit pour une histoire des femmes et du féminisme, l’ancrage épistémologique reste assez binaire, dans l’opposition entre femmes et hommes mais aussi entre féminisme et mouvement queer ; le genre est pour ainsi dire « privé de sa signification en tant que défi radical au statu quo »16. L’introduction laissait pourtant entrevoir une prise en charge convergente de ces luttes en qualifiantle féminisme d’« idée forte, idée indispensable, mais pas indépassable, car il est aussi devenu la porte d’entrée pour penser d’autres émancipations : la reconnaissance des identités LGBTQI+ ou encore l’empowerment des femmes minoritaires et marginalisées (autochtones, musulmanes, dalits…) » (p. 10),
- 17 Voir à ce propos Bard Christiane, « Insaisissable féminisme », Cités, n° 73, 2018, p. 19-28, dispon (...)
- 18 Bertrand David, « L’essor du féminisme en ligne. Symptôme de l’émergence d’une quatrième vague fémi (...)
- 19 Pour une introduction récente, voir : Bréda Hélène, Les féminismes à l'ère d'Internet, Paris, INA, (...)
8À un niveau plus académique (qui n’est pas, je le rappelle, le premier visé), quelques réflexions d’ordre épistémologique auraient été bienvenues. Outre la question du sujet politique, il aurait été intéressant de proposer une réflexion critique sur la définition du féminisme et du sujet militant17 (afin de nuancer certaines désignations sous l’étiquette « féministe », ainsi d’Hélène Carrère d’Encausse, p. 340) ou encore sur la question de la langue (des références centrales comme Claire Michard, Marina Yaguello ou Anne-Marie Houdebine ne sont pas mobilisées, au profit d’Alain Rey). Il faut enfin notifier des oublis plus ou moins anecdotiques : l’ouvrage ne renseigne pas les débats sur la prostitution et la pornographie, l’anarchaféminisme, l’hypothèse d’une quatrième vague féministe18 ou encore le féminisme numérique19.
- 20 Accord de proximité ou féminin pluriel.
- 21 Bard Christiane, 2020, op cit.
9Malgré ces manques ponctuels, La grande histoire du féminisme demeure une introduction accessible et agréable qui ouvre (à) de multiples questions et propose des réponses de base à un certain nombre de préoccupations actuelles. Contextualisant courants de pensée et pratiques diverses20, l’ouvrage informe ponctuellement des « idées reçues »21 et des polémiques aussi variées que la non-mixité, la radicalité, la violence, la misandrie, la place des hommes, les questions de l’origine bourgeoise et de l’essence occidentale du féminisme, le concept de backlash ou encore les revendications intersectionnelles et minoritaires (telle la question du foulard musulman en contexte occidental).
Notes
1 Théorie ou critique formulée par Kimberlé Crenshaw sur l’imbrication des rapports de pouvoir (race, classe, genre, sexualités, etc.). Pour une discussion critique, voir Jaunait Alexandre, « Intersectionnalité : le nom d’un problème », Pouvoirs, n° 173, p. 15-25, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2020-2-page-15.htm.
2 Voir notamment : Riot-Sarcey Michèle, Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, 2015 [2008], disponible en ligne : https://www.cairn.info/histoire-du-feminisme--9782707154729.htm ; Bard Christiane, Féminismes : 150 ans d’idées reçues, Paris, Cavalier Bleu, 2020, disponible en ligne : https://www.cairn.info/feminismes--9791031802879.html ; Larrère Mathilde, Rage against the Machisme, Paris, Éditions du Détour, 2020, compte rendu de Denis Saint-Amand pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.44828.
3 Contrairement à certaines sommes historiques qui ont tendance à noyer l’essentiel dans un fouillis d’anecdotes.
4 Onze universitaires (Fabienne Brugère, Anne Cova, Pauline Delage, Sophie Delvallez, Laurence Hansen-Løve, Isabelle Matamoros, Bibia Pavard, Michèle Riot-Sarcey, Florence Rochefort, Françoise Thébaud et Justine Zeller) ainsi que cinq journalistes scientifiques (Justine Canonne, Martine Fournier, Maud Navarre, Chloé Rébillard), une journaliste indépendante (Marion Rousset) et une conseillère syndicale (Kim Paradis).
5 Eloit Ilana, « Sujet politique des féminismes », in Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2021, p. 738-747, disponible en ligne : https://www.cairn.info/encyclopedie-critique-du-genre--9782348067303-page-738.htm.
6 Rochefort Florence, Histoire mondiale des féminismes, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2018, disponible en ligne : https://www.cairn.info/histoire-mondiale-des-feminismes--9782715409590.htm.
7 Farris Sara R., In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Press, 2017.
8 Banet-Weiser Sarah, Gill Rosalind, Rottenberg Catherine, « Postfeminism, popular feminism and neoliberal feminism? Sarah Banet-Weiser, Rosalind Gill and Catherine Rottenberg in conversation », Feminist Theory, vol.°21, n° 1, 2019, p. 3-24, disponible en ligne : https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/1464700119842555.
9 Pavard Bibia, Rochefort Florence, Zancarini-Fournel Michelle, Ne nous libérez pas, on s'en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020, p. 115-119, 156-158 ; compte rendu de Marie Lécuyer pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.46216. Voir aussi Rochefort Florence, 2018, Op cit., p. 41-46.
10 Scot Marie, « Les nouveaux débats féministes », Pouvoirs, n° 173, 2020, p. 101-116, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2020-2-page-101.htm.
11 Pour une présentation critique, se référer à Bard Christiane (dir.), Dictionnaire des féministes. France - XVIIIe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2017.
12 Delphy Christine, Un universalisme si particulier. Féminisme et exception française (1980-2010), Paris, Syllepse, 2012.
13 Pavard Bibia et al., Op cit., p. 456.
14 Dorlin Elsa, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008, disponible en ligne : https://www.cairn.info/sexe-genre-et-sexualites--9782130558897.htm ; voir également Eloit Ilana, Op cit.
15 « En récusant la binarité hétéro-homo, les approches [queer] se situent plus dans le domaine de la sexualité que dans celui du genre » p. 305 ; « Pour Judith Butler, le sexe relève de la biologie […] » p. 304, chercheuse par ailleurs qualifiée de « papesse du féminisme postmoderne » p. 266 – mais bon, qui n’aime pas Judith ?
16 Scott Joan, « Le genre : une catégorie sociale d’analyse toujours utile ? », Diogène, n° 225, 2009, p. 5-14, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-diogene-2009-1-page-5.htm?contenu=article.
17 Voir à ce propos Bard Christiane, « Insaisissable féminisme », Cités, n° 73, 2018, p. 19-28, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-cites-2018-1-page-19.htm.
18 Bertrand David, « L’essor du féminisme en ligne. Symptôme de l’émergence d’une quatrième vague féministe ? », Réseaux, n°208-209 (2-3), 2018, p. 232-257, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2018-2-page-232.htm. ; Koechlin Aurore, La Révolution féministe, Paris, Éditions Amsterdam, 2019.
19 Pour une introduction récente, voir : Bréda Hélène, Les féminismes à l'ère d'Internet, Paris, INA, 2022 ; Jouët Josiane, Numérique, féminisme et société, Paris, Presses des Mines, 2022, compte rendu d’Emmanuelle Bruneel pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.58230.
20 Accord de proximité ou féminin pluriel.
21 Bard Christiane, 2020, op cit.
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Référence électronique
Tiago Joseph, « Maud Navarre (dir.), La grande histoire du féminisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 janvier 2023, consulté le 25 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/lectures/59736 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.59736
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