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Jonathan Sadowsky, L’empire du malheur. Une histoire de la dépression

Laurent Gilson
L'Empire du malheur
Jonathan Sadowsky, L'Empire du malheur. Une histoire de la dépression, Paris, Amsterdam éditions, 2022, 409 p., traduit de l'anglais par Julie Maistre, ISBN : 978-2-35480-252-3.
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Texte intégral

1Cette édition présente la traduction française du travail de l’historien de la médecine Jonathan Sadowsky sur la dépression, initialement paru en 2020 sous le titre The Empire of Depression. Fidèles à leur ligne éditoriale, les Éditions Amsterdam nous offrent un texte dont le caractère nuancé et rigoureux renforce la dimension critique du propos, qui apparait comme une respiration bienvenue dans notre contemporanéité.

2C’est que la dépression est omniprésente dans les représentations actuelles de nos sociétés occidentales, aussi bien dans la pratique clinique que dans le langage commun. Ce constat est d’ailleurs d’emblée posé : les diagnostics de dépression connaissent une augmentation exponentielle dans la seconde moitié du XXe siècle. Dès l’introduction, Jonathan Sadowsky prend soin de montrer combien l’objet dépression présente pour l’historien des contours incertains, ce qui doit nous conduire à abandonner toute tentative de problématisation simpliste, conforme aux « fausses alternatives » issues des grands partages qui structurent ces débats (phénomène biologique, psychologique ou sociologique, nouveauté contemporaine ou continuité historique, surdiagnostic, meilleure détection ou réelle augmentation de la souffrance ?). En réalité, l’auteur s’intéresse plutôt à l’empreinte culturelle de la dépression, c’est-à-dire aux processus socio-historiques nous ayant conduits à l’envisager comme support épistémique privilégié pour identifier, nommer, exprimer et soigner (voire prévenir) une souffrance aussi complexe que protéiforme. C’est précisément cet « empire du malheur » que l’auteur se propose de cartographier sous un prisme généalogique.

3Les trois premiers chapitres se bornent à dresser un état des lieux de la catégorie dépression. En multipliant les exemples et les références, Jonathan Sadowsky s’interroge surtout sur ce qui « fait » la maladie au cours de l’histoire, depuis les métamorphoses d’une symptomatologie et de critères diagnostics extrêmement variables (dont on omet souvent de souligner l’enracinement culturel), jusqu’à la recherche frénétique d’une inscription physiologique objectivable, en passant par ses processus de détection et de prise en charge éminemment tributaires des conditions socio-économiques des populations visées.

4Bien entendu, l’auteur prend le temps d’examiner en profondeur les rapports historiques entre mélancolie et dépression (sans toutefois confondre les phénomènes pluriels que ces notions recouvrent à travers les époques), lesquels lui permettent d’opérer un retour sur une multitude de lignes théoriques dont il pointe tout à la fois les limites et la fécondité. Sans mépris aucun pour les approches « datées », nous naviguons depuis la bile noire de l’Antiquité et les purges nécessaires pour rééquilibrer les humeurs jusqu’à l’introspection de ce mal intérieur, préconisée par les différents courants de la psychanalyse. Les pages concernant les perspectives étiologiques de la mélancolie (alimentation, conditions climatiques, etc.) et les implications de la morale dans son développement sont instructives, en ceci qu’elles offrent un formidable tour d’horizon des préfigurations de la psychiatrie et de ses balbutiements, ainsi que de pensées lumineuses, reléguées aux oubliettes de l’histoire des sciences compte tenu de leur inadéquation au régime de scientificité propre à la modernité. En filigrane, c’est donc aussi une remarquable histoire pluridisciplinaire des savoirs du psychisme – sans concession pour leurs contradictions, leurs tensions et leurs errements – et des thérapies afférentes qui se dessine page après page.

5Ce cheminement a finalement le double mérite de mettre en lumière la « fabrication » de la maladie en tant qu’objet mouvant au cœur d’interprétations conflictuelles, et de déconstruire de nombreux stéréotypes à son propos (la prévalence occidentale de la dépression, l’universalité de ses manifestations ou encore la figure du génie malade), sans pour autant céder à un constructivisme trop radical qui soutiendrait in fine son inexistence. C’est au contraire parce qu’elle est socialement construite que la dépression fait partie de notre réalité, témoignant ainsi de la complexité des logiques à l’œuvre dans la genèse et l’autonomisation d’une entité clinique – singulièrement en psychiatrie – toujours débordée par son contexte, son imaginaire et ses usages socio-culturels. C’est là un véritable appel à prendre la dépression « au sérieux » qui résonne sous la plume de Jonathan Sadowsky.

  • 1 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.

6Les troisième et quatrième chapitres, aux accents davantage sociologiques, s’attachent à explorer l’avènement de l’« empire » de la dépression en abordant respectivement son « ascension » en tant que diagnostic psychiatrique phare de la seconde moitié du XXe siècle et le rôle de la thérapie médicamenteuse dans cette dynamique. Pour l’auteur, le caractère épidémique de la dépression tient d’abord dans l’intérêt croissant portée à la maladie par la psychiatrie et dans le processus de « manuélisation » qui s’ensuit. La multiplication des critères diagnostics et des typologies (toujours plus affinés à chaque nouvelle édition du DSM1), articulée à l’essor des échelles d’évaluation, de risques et de dépistage ont en effet conduit tout à la fois à un meilleur repérage de la dépression (y compris par les personnes en souffrance elles-mêmes) et à un élargissement de son spectre sémiologique.

7L’auteur observe que, désormais considérée comme un véritable problème de santé publique, l’« épidémie » de dépression se déploie concomitamment au triomphe du néolibéralisme, dont les logiques tendent à faire table rase des grands récits collectifs et, par-là, mettent à mal les liens sociaux dans un contexte empreint d’incertitude et de cynisme. La souffrance et la pluralité des affects qui en composent l’expérience – tels que la culpabilité, l’angoisse, la résignation, le désespoir, la colère, etc. – ne peuvent dès lors que se retourner contre soi-même. Le paradoxe n’est qu’apparent : tout se passe comme si la dépression avait accédé à la reconnaissance publique de son statut de maladie au moment même où le cadre privé devenait l’espace culturel de référence. Non responsable devant son malheur, l’individu n’en est pas moins responsable de sa prise en charge.

8À chaque mal son remède ; les traitements pour la dépression ont connu un tournant majeur avec la mise sur le marché des premiers antidépresseurs à l’aube des années 1990. La mondialisation incroyablement rapide du recours à ces molécules fut rendue possible par la popularisation de la rhétorique du « déséquilibre chimique » – largement exploitée par les industries pharmaceutiques –, forgeant une conception de la dépression analogue aux pathologies somatiques chroniques comme le diabète. L’auteur montre que, si le renouveau de la biopsychiatrie a participé à générer une forme de « cérébrocentrisme », il a toutefois permis à un grand nombre de personnes d’accéder à des traitements efficaces. Mais, contrairement à ce que laisse entendre une certaine fable, les médicaments n’ont pas été unanimement accueillis dans nos sociétés. Très tôt des critiques ont été formulées à leur égard, tantôt fondées (notamment en ce qui concerne la faiblesse méthodologique des essais cliniques permettant de vendre de nouvelles molécules tout en mettant de côté les risques), tantôt stigmatisantes pour les patients (l’association des antidépresseurs à une « médication de confort »).

  • 2 Cf. Ian Hacking, Les fous voyageurs, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.

9On comprend combien l’invention des antidépresseurs constitue un tournant dans l’histoire de la dépression : la généralisation de la médication a profondément transformé notre façon de comprendre, d’interpréter et de traiter la souffrance psychique, mais elle a simultanément contribué à l’élargissement de son empire pathologique. La clé pour comprendre les proportions de cette « épidémie » se situe assurément dans l’agencement de cet ensemble de phénomènes créant ce que Hacking2 aurait qualifié de « niche écologique » de la maladie.

10Le cinquième et ultime chapitre met en retrait les sources proprement historiographiques et l’analyse des approches scientifiques de la dépression pour se concentrer sur l’expérience de la maladie. Jonathan Sadowsky mobilise ici des extraits de textes littéraires autobiographiques qui donnent à réfléchir. Tour à tour, on constate combien la dépression, loin de n’être qu’un conglomérat de symptômes, affecte profondément l’être-au-monde de la personne, son rythme, ses résonnances, ses perceptions, ses émotions, son rapport au temps et à l’espace. La longue durée caractéristique de cette expérience inscrit son vécu aux confins de l’intimité. Ce ne sont ni plus ni moins que des mondes qui se révèlent à travers ces témoignages ; des mondes en friche composés de professionnels, de pilules, de cabinets médicaux, d’une terminologie étrange, mais aussi de sensations nouvelles, de corps qui s’expriment, d’identités en morceaux, d’ambivalences affectives à l’égard de la maladie. C’est au fond toute la singularité et la complexité de la dépression que le livre n’a cessé d’épingler qui se trouvent ici repliées à l’intérieur de chacun des mots de ces récits, s’efforçant de penser la souffrance, de cartographier la douleur ou, pour le dire avec les mots de l’auteur, d’« interpréter les ténèbres ».

  • 3 Cf. notamment Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue une épidémie, Paris, La Découver (...)
  • 4 Cf. notamment Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 19 (...)

11En définitive, cet ouvrage très accessible – notamment grâce à la plume agréable de l’auteur – en dépit de sa densité théorique, vient incontestablement rafraichir le champ des études socio-historiques sur la psychiatrie, promettant du même coup un potentiel renouvellement des débats en la matière (par exemple avec les fameux travaux de Philippe Pignarre3 ou d’Alain Ehrenberg4). Cet apport tient non seulement à la solide assise empirique et historiographique du propos, mais aussi à sa rigueur analytique qui se déploie sur une ligne de crête entre l’exigence de la complexité et la critique nécessaire à apporter quant à l’analyse d’un fait social contemporain dont il est urgent de penser le devenir. Nous retiendrons enfin l’humilité avec laquelle Jonathan Sadowsky aborde son sujet, s’employant à laisser s’exprimer l’étrangeté et l’incertitude inhérentes à ces états qui bouleversent notre humanité.

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Notes

1 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.

2 Cf. Ian Hacking, Les fous voyageurs, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.

3 Cf. notamment Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue une épidémie, Paris, La Découverte, 2001.

4 Cf. notamment Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Gilson, « Jonathan Sadowsky, L’empire du malheur. Une histoire de la dépression », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 février 2023, consulté le 28 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/60276 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.60276

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Rédacteur

Laurent Gilson

Doctorant en anthropologie, UC Louvain, FNRS.

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Droits d’auteur

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