• 1 Bourdieu Pierre, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.

3Le deuxième chapitre propose une synthèse sociohistorique de la construction de l’offre et de la demande pavillonnaires en France. Ce chapitre dense rappelle que les aspirations pavillonnaires ne se comprennent qu’au prisme des institutions, privées et publiques, qui les façonnent, comme les politiques du logement, la fiscalité ou l’action des promoteurs immobiliers. Différents modèles et étapes expliquent l’importance contemporaine des pavillons dans le paysage français, alors que dans l’entre-deux-guerres, le pavillon était au contraire associé aux « mal-lotis ». Le logement collectif a longtemps eu les faveurs de la politique du logement, notamment après la Seconde Guerre mondiale sous l’égide du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme et d’architectes du mouvement moderne comme Le Corbusier. Des projets expérimentaux de construction de maisons individuelles et le mouvement coopératif d’autoconstruction des Castors ont cependant exercé une influence non négligeable, qui a mené par exemple en 1951à la reconnaissance par l’État de l’apport-travail. Le fait de participer à la construction de son logement constitue désormais une alternative à l’apport financier, ouvrant à de nouvelles catégories sociales l’accession à la propriété d’un logement individuel. Dans les années 1960 et 1970, notamment sous l’égide de Valéry Giscard d’Estaing et de Raymond Barre, la libéralisation du crédit, le passage de l’aide à la pierre à l’aide à la personne, qui permet de solvabiliser le locataire ou le propriétaire accédant, et enfin le développement d’un marché spécifique de la maison individuelle ont achevé ce mouvement de conversion au modèle de l’habitat individuel, d’abord sous la forme de lotissements pavillonnaires resserrés et groupés, puis de quartiers pavillonnaires isolés. Les maisons Levitt d’inspiration étatsunienne ont laissé la place aux célèbres maisons Phénix, dont le succès se comprend à l’aune de la proximité sociale entre les commerciaux de l’entreprise et ses clients potentiels1. Ce panorama sociohistorique donne aussi à voir le coût environnemental de ces évolutions, en termes d’artificialisation des sols comme de pollution liée aux déplacements motorisés, rendus nécessaires par l’étalement résidentiel : la part de ménages bi-motorisés est ainsi passée de 23 % à 31 % entre 1990 et 2018.

• 2 Lefebvre Henri, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 [1974].

4Mêlant des références sociologiques, philosophiques voire psychanalytiques, le troisième chapitre propose une socio-anthropologie de l’« habitant total ». Dans la filiation des travaux du philosophe Henri Lefebvre sur l’espace conçu, l’espace vécu et l’espace perçu2, les auteurs traitent des façons dont les habitants s’approprient le pavillon et ses espaces différenciés. En mettant en évidence le recentrement sur le huis clos des logements, les confinements de 2020 et 2021 auraient révélé et renforcé l’habitabilité du pavillon. Ils ont aussi rappelé l’inégale distribution des espaces, par exemple de ceux dédiés au télétravail ou aux tâches domestiques, entre hommes et femmes. S’il propose une construction théorique originale, ancrée dans les sociologies de l’individu, le chapitre ne mobilise que peu d’éléments empiriques démontrant le fait que le pavillon soit effectivement « une passion plus que jamais assumée », comme le laisse supposer son titre. Derrière la figure de l’habitant total, apparaissent des inégalités en termes de logement comme des formes matérielles de domination, elles aussi révélées par les confinements, par exemple entre des personnes habitant des pavillons sous-peuplés et d’autres vivant dans des logements collectifs surpeuplés.

• 3 Lambert Anne, « Tous propriétaires ! ». L’envers du décor pavillonnaire, Paris, Seuil, 2015, notamm (...)

5En outre, tous les pavillons ne se valent pas. Les auteurs identifient en effet neuf figures idéales-typiques du pavillon, enchantées ou désenchantées. Cette typologie mêle des éléments de stratification sociale et spatiale et des analyses relationnelles à l’échelle du logement comme du quartier. Parmi les cinq figures de la première catégorie, les auteurs distinguent le pavillon sécurisé, le pavillon clubbisé, le pavillon gentrifié, le pavillon écologique et le pavillon convivial. Si le premier type de pavillon renvoie aux gated communities, il est peu présent en France, au contraire du pavillon clubbisé, qui se développe dans des communes périurbaines sous l’action d’élus qui cherchent à préserver le cadre de vie en menant une certaine sélection de leurs habitants. Le pavillon gentrifié est plus dense que le pavillon clubbisé, et se développe notamment avec la construction de pavillons relativement haut de gamme ou la réhabilitation d’anciens pavillons. Le pavillon écologique apparaît comme une figure paradoxale dans la mesure où s’il se veut durable en termes de construction ou de consommation, alors qu’il est en réalité souvent synonyme d’une faible sobriété énergétique. Enfin, le pavillon convivial renvoie à des logiques d’auto-construction, d’entraide et de partage entre voisins. Le pavillon inachevé, le pavillon insociable, marqué par des difficultés de voisinage, le pavillon excentré, synonyme de longs déplacements en voiture, et le pavillon inadapté pour les personnes âgées, sont autant de figures du pavillon désenchanté. Derrière ces différentes conditions pavillonnaires, apparaissent des habitants, aux pratiques, trajectoires, logiques de distinction et sentiments d’ascension ou de déclassement sociaux différents. Comme l’a par exemple montré Anne Lambert, s’il est dans certains cas le support d’activités économiques, comme la garde d’enfants, le pavillon représente souvent une « prison dorée » pour les femmes : excentré, il accroît le coût d’opportunité de l’activité salariée et les condamne à l’« enfermement domestique »3.

• 4 Blavier Pierre, Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, Paris, PUF, 2021 ; compte rendu d (...)
• 5 Klinenberg Eric, Going Solo. The Extraordinary Rise and Surprising Appeal of Living Solo, New York, (...)

6Cet ouvrage accessible propose une synthèse complète des travaux de sciences sociales portant sur le pavillon, agrémentée de nombreux exemples et de documents d’époque, qui donnent à voir les pratiques comme les représentations sociales, passées et présentes, autour de ce fait urbain et social. Il souligne aussi l’empreinte environnementale du pavillon, en termes d’artificialisation des terres comme de dépendance à des moyens de transport polluants et souvent individuels, autant de dimensions dont les conséquences sociopolitiques ont été mises en lumière par le mouvement des « Gilets jaunes ». Ce dernier a aussi montré leur articulation avec des dimensions budgétaires4, qui gagneraient à être prises en compte afin de faire apparaître les façons dont les modes de vie pavillonnaire structurent et contraignent les budgets des ménages. Enfin, si elle défend la centralité du fait pavillonnaire en France, l’étude est largement internaliste et n’intègre pas d’analyses comparatistes, qui auraient permis de démontrer une éventuelle singularité française en la matière. Que le pavillon soit une passion française reste donc une question en suspens, alors même que la part de logements individuels dans le parc français de logements décroît depuis 2008, ce qui s’explique par leur relative inadaptation pour des personnes âgées dépendantes comme pour des ménages de plus en plus petits, notamment du fait de la croissance du nombre de personnes habitant seules5.