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Alexis Fontbonne, Introduction à la sociologie médiévale

Pierre Vey
Introduction à la sociologie médiévale
Alexis Fontbonne, Introduction à la sociologie médiévale, Paris, CNRS, 2023, 360 p., ISBN : 978-2-271-13481-3.
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Texte intégral

  • 1 Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1984, p. 149-155.

1Que les médiévistes aient une dette envers les sociologues, qu’iels reçoivent avec une génération de retard, soit, cela va avec l’image d’humbles et besogneux.es artisan·es de la science sociale qu’iels se sont construit·es. Mais que les travaux de Durkheim, Weber et Bourdieu dépendent, pour l’élaboration de certains de leurs concepts les plus fondamentaux, du Moyen Âge et de la médiévistique, cela est plus méconnu, d’un côté comme de l’autre de la barrière disciplinaire qui distingue des sciences sociales et s’en trouve ainsi confortée. Or, cette barrière n’a aucune validité scientifique et épistémologique : les échanges entre les deux disciplines sont aussi anciens qu’est précoce la prise de conscience de la communauté de leurs principes épistémiques, remontant à leur émergence d’ailleurs synchrone. Pourtant elle conserve une efficacité symbolique que réactivent les pratiques et les représentations des chercheur·euses des deux groupes, au détriment de leur propre production scientifique, selon deux attitudes rivales mais complémentaires que l’on pourrait rapprocher aux deux positions identifiées par Pierre Bourdieu dans la lutte au sein du champ universitaire : le conservatisme (rejet médiéviste de la théorie ; ignorance par les sociologues de l’histoire médiévale) et le progressisme (emprunts cosmétiques des concepts sociologiques par les uns ; référence au Moyen Âge selon une connaissance spontanée par les autres)1. C’est en réponse à ce constat que fut construit cet ouvrage.

2L’idée centrale de l’Introduction à la sociologie médiévale d’Alexis Fontbonne est de mettre à disposition des étudiant·es et des professeur·es en histoire médiévale et en sociologie un ensemble d’outils et de données devant permettre d’annuler les effets mutilants de cette barrière disciplinaire. Pour ce faire, la forme de manuel adoptée par l’auteur est particulièrement efficace, dans la mesure où elle permet de pratiquer aisément le balancement entre une perspective de médiéviste sur la sociologie et sa réciproque. Si les chapitres sont présentés comme des unités autonomes pour permettre à leur audience cible de se concentrer sur ceux qui satisferont le plus ses attentes, l’ensemble est articulé autour de l’application systématique et conséquente de la réflexivité aux méthodes et aux objets des deux disciplines, dont les allers-retours de l’une à l’autre renforcent la démonstration sous-jacente de l’unité fondamentale de la science sociale. De plus, Alexis Fontbonne parvient à s’approprier et à articuler les acquis, les méthodes et les limites des trente dernières années d’intense collaboration entre médiévistique et science sociale – comme en témoigne les riches notes de bas de page – d’une manière inédite par son aspect systématique, sa cohérence et sa clarté. D’ailleurs, on ne saurait réduire ce travail à un manuel stricto sensu : son approche et son écriture consistent avant tout dans une mise en pratique de cette réflexivité qui constitue la raison dernière de l’organisation de l’ouvrage, prêchant par l’exemple, non comme illustration, mais comme application scientifique.

3Ainsi, après avoir dressé le constat de la nécessité de son projet au chapitre 1, l’auteur s’engage dans le chapitre 2 à reconstruire les conditions de la genèse des notions centrales de ville, d’Église et de champ chez Weber, Durkheim et Bourdieu, en particulier la manière dont tous trois usèrent d’un référent médiéval pour bâtir leur raisonnement, ainsi que les effets recherchés et produits par un tel déplacement. Il démontre ainsi comment le Moyen Âge dont chacun des auteurs avait une connaissance scientifique servit de matrice à leur pensée en ce qu’il permettait soit un décentrement, soit une généalogie des institutions qu’ils avaient pour objet.

4Dans le chapitre suivant, Alexis Fontbonne s’engage dans une ré-historicisation, un retour réflexif sur ces concepts à partir des connaissances de la médiévistique contemporaine pour les critiquer et les enrichir. La démarche aboutit à une proposition forte, qui prolonge les travaux d’Alain Guerreau et de Dominique Iogna-Part, celle de concevoir la société médiévale comme coextensive du champ ecclésial dont la conceptualisation permet d’éviter le triple écueil de réduire l’Église à sa seule traduction institutionnelle centralisée, qui est à la fois un moment de la structure du champ et une perspective sur ce dernier, de se reposer sur un vocabulaire réducteur et téléologique (champ religieux), et de réifier les laïcs en adoptant les catégories de ceux-là mêmes qui produisaient un discours normatif sur la société (les clercs). Le chapitre 4 poursuit cet élan en direction de la sociologie en s’efforçant de créer les conditions d’une appropriation par les sociologues de cette période, d’abord en déconstruisant les prénotions que l’on peut entretenir à l’égard de ce millénaire, puis en brossant un rapide portrait des principales caractéristiques de l’Occident médiéval, à la fois les plus distinctives (nécessitant un décentrement) et les plus signifiantes (matrice de la modernité) à chaque fois ressaisies dans leur relation à la raison ecclésiale.

5Par la suite, Alexis Fontbonne met en œuvre pratiquement, en s’emparant de dossiers historiographiques précis, la méthode dont il a jusque-là élaboré les conditions de possibilité. Ce chapitre 5 est, en effet, la pièce centrale de son dispositif et il s’agit sans doute de la partie qui intéressera le plus les étudiant.es en sociologie et en médiévistique, puisque tout du long, les concepts et les objets étudiés par les deux disciplines sont systématiquement entremêlés. Revenant d’abord sur quelques jalons de l’application de la sociologie à l’histoire médiévale, à travers les travaux de sociologues comme Robert Castel sur le salariat ou les projets de recherche collectifs dirigées par le médiéviste Jean-Philippe Genêt sur la genèse de l’État moderne, il s’attèle ensuite à fournir des études de cas. La plus représentative, qui prolonge ses dernières recherches, est l’étude du champ ecclésial, déjà identifié comme un trait caractéristique de la période, dans sa double dimension historique et sociologique. Il se définit comme une forme spécifique de champ symbolique qui se constitue en parallèle de la christianisation de l’Occident et finit par devenir coextensif du monde social, aussi bien géographiquement avec l’affirmation de la Chrétienté que socialement en vertu de l’intégration des pratiques dans l’économie du Salut. Cet outil heuristique permet l’indexation des concepts sociologiques bourdieusiens et wébériens pour mieux mettre en relief la complexité des luttes pour le pouvoir symbolique dans la société médiévale, tout en annulant les effets de certaines oppositions encore fortement ancrées dans la médiévistique comme l’opposition entre des clercs acteurs du sacré et des laïcs passifs. Il en résulte une articulation fine des différentes évolutions identifiées par l’historiographie (réforme grégorienne, mouvement communal, genèse de l’État) grâce à leur intégration dans les outils analytiques de la sociologie (complexification, autonomisation des champs), ce qui aboutit à mettre au jour les conditions de production des différents discours médiévaux et ainsi de réinterroger les sources, le chapitre s’achevant par une étude du langage symbolique médiéval qui capitalise sur les dossiers précédents.

  • 2 Étienne Anheim, Clément VI au travail. Lire, écrire, prêcher au xive siècle, Paris, Publications de (...)

6Bourdieusien conséquent, l’auteur poursuit l’effort réflexif en l’étendant des objets de la sociologie médiévale aux discours sur la société médiévale, et surtout à leurs producteurs dont la position est doublement problématique : ils sont les vecteurs quasi-exclusifs de notre accès aux principes de vision et de division des réalités médiévales et en même temps occupaient alors une position homologue à celle de la.e chercheur·euse aujourd’hui, à cela près que l’ecclésiologie constituait une « sociologie efficace », les clercs disposant des moyens de convertir leurs descriptions du monde social en prescriptions. De là découle une illusion : il suffirait de « chausser les lunettes des scolastiques » (p. 310) pour parvenir aux réalités sociales médiévales, acte d’autant plus spontané que les formes de la connaissance scolastique du monde médiéval constituent l’origine lointaine des catégories des sciences sociales, ces « passagers clandestins de la modernité »2 dont la méconnaissance produit des effets bien concrets sur la recherche, par exemple en orientant le regard sociologique vers les mondes urbains et leurs transformations sociales (c’est-à-dire les objets mêmes du discours scolastique) plutôt que vers les campagnes. L’auteur retire de cette analyse des éléments pour fonder la connaissance des exclus du regard scolastique, la production autonome d’un langage symbolique laïque et les évolutions des mondes ruraux.

7Enfin, le dernier chapitre parachève cette introduction à la sociologie médiévale en dessinant les contours d’une sociologie des médiévistes, acte final de cette réflexivité en actes déployée depuis le début de l’ouvrage qui crée les conditions de la scientificité en tant que science sociale de la médiévistique, et par là de son appropriation par les sociologues. Visant à connaître les conditions sociales de la production de l’histoire médiévale, cette démarche est d’autant plus nécessaire qu’elle reste inédite, ayant au mieux été prise en charge par les médiévistes elleux-mêmes, avec un degré assez aléatoire de maîtrise des outils sociologiques ou de temps consacré à l’enquête. Elle permet à l’auteur de dégager quelques pistes et surtout d’ébaucher la structure de ce qu’il constitue en sous-champ, à l’aide de l’identification de trois espèces de capitaux spécifiques (érudition, bibliographie, sciences sociales).

8Ainsi, au terme de l’ouvrage, la·e lecteur·rice, sociologue ou médiéviste, a effectué un parcours complet autour des enjeux, des objets et des méthodes de l’histoire médiévale comme science sociale, la·e premièr·e disposant des principales clés pour investir le Moyen Âge et la production scientifique de la médiévistique comme autant de ressources pour sa recherche, la·e second·e en retirant des outils, des méthodes et des réflexes à même de renforcer la scientificité de sa pratique scientifique par l’application systématique d’une attitude réflexive. Surtout, en capitalisant sur les nombreux travaux souvent interdisciplinaires, engagés depuis la « crise de l’histoire », Alexis Fontbonne actualise à travers cet ouvrage la principale orientation qui en était née : l’affirmation de l’unité de la science sociale à laquelle l’histoire participe. Non seulement, il la réalise en articulant sociologie et histoire médiévale, mais surtout en proposant, sous une forme accessible, synthétique et systématique, les éléments d’un contournement des effets de la barrière disciplinaire déjà évoquée, il participe, de manière espérons-le décisive, au dialogue entre les chercheur·euses institutionnellement séparé·es, mais qu’il réunit dans un même lectorat.

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Notes

1 Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1984, p. 149-155.

2 Étienne Anheim, Clément VI au travail. Lire, écrire, prêcher au xive siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 356, cité par A. Fontbonne, p. 289.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Vey, « Alexis Fontbonne, Introduction à la sociologie médiévale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 avril 2023, consulté le 15 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/60705 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.60705

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