
Texte intégral
- 1 Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991.
1Il n’est sans doute pas de question plus sociologique que celle qui consiste à se demander ce qui fait tenir les individus ensemble. Il est d’usage de qualifier cette propriété de « solidarité », mais le terme est devenu tellement galvaudé et ambivalent que Serge Paugam propose de lui substituer le concept d’« attachement », qu’il reprend au psychiatre John Bowlby tout en en remaniant le sens. Spécialiste de la pauvreté, remarqué pour sa thèse sur la disqualification sociale à la fin des années 19801, le sociologue développe et défend dans cet ouvrage une théorie de cet attachement social, en la mettant à l’épreuve de nombreux cas empiriques tirés de ses propres recherches, mais aussi de bien d’autres.
- 2 Voir notamment Serge Paugam, Le lien social, Paris, PUF, 2022 [2008].
- 3 Gøsta Esping-Andersen, Les Trois Mondes de l’État providence, Paris, PUF, 1999 [1990]. À noter que (...)
2L’ouvrage, volumineux, est constitué de quatre parties. Dans la première, l’auteur s’emploie à poser les bases théoriques de cette approche du lien social. Il commence par montrer que Durkheim lui-même n’était pas très satisfait de la notion de solidarité, qu’il a fini par délaisser pour s’intéresser aux différentes formes de morale qui tiennent les individus entre eux et à la société, ce qui préfigure pour Serge Paugam une théorie de l’attachement. Celui-ci montre ensuite comment ce concept permet d’articuler des analyses en termes d’habitus, contrôle social et mémoire collective, convoquant au passage différentes figures tutélaires de la discipline qui sont attachées – si l’on ose le dire ainsi – à ces dernières, de Norbert Elias à Pierre Bourdieu, en passant par Maurice Halbwachs. Puis l’auteur revient sur la typologie des différents liens sociaux qu’il a déjà largement développée par ailleurs2 : lien de filiation (relatif au sentiment de faire famille), lien de participation élective (qui renvoie à toutes les formes d’appartenance « choisies » plus ou moins formalisées, des groupes d’ami.es aux associations), lien de participation organique (qui se noue dans la sphère professionnelle) et lien de citoyenneté (qui repose sur l’appartenance à une communauté nationale), chacun étant porteur d’une morale particulière et source de formes de protection et de reconnaissance elles-mêmes spécifiques que l’auteur détaille largement. L’attachement social peut ainsi se définir comme le « processus d’entrecroisement des liens sociaux » (p. 137), et plus précisément de ces quatre types de liens sociaux. Un processus à la fois individuel et collectif, comme Serge Paugam le précise, avant d’expliquer en quoi cette approche se distingue respectivement de la sociologie des réseaux et des analyses en termes de capital social, que celui-ci soit envisagé comme une ressource individuelle (par Pierre Bourdieu par exemple) ou collective (comme dans les travaux de Robert Putnam). Serge Paugam propose ensuite de distinguer quatre types de « régimes d’attachement » selon la place et le rôle que remplissent chacun des quatre types de liens dans une société donnée, en distinguant notamment, dans une veine durkheimienne, les fonctions d’intégration (qui attachent les individus aux groupes) et de régulation (productrice de normes). Selon le type de lien qui domine, et influence ainsi la régulation exercée par les autres, dans une société donnée, celle-ci se classera plutôt du côté du régime de type familialiste, volontariste, organiciste ou universaliste. Mais Serge Paugam prend bien soin de distinguer cette typologie de celles en termes de régimes d’État-providence (welfare regimes), à commencer par la plus fameuse, forgée à la fin du siècle dernier par Gøsta Esping-Andersen3.
- 4 Notion particulièrement problématique pour les sociologues, et sur laquelle il prend le temps de s’ (...)
- 5 Serge Paugam, Le Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Pa (...)
3Une fois posées ces bases théoriques, l’auteur s’emploie dans la suite de l’ouvrage à démontrer l’originalité et la pertinence de son approche. Il commence dans la deuxième partie par montrer comment celle-ci peut contribuer à l’analyse des inégalités en y apportant une perspective originale. Il s’intéresse ainsi tout d’abord à l’inégale exposition aux risques de rupture de chacun des quatre grands types de liens, qu’il développe en recourant à divers exemples issus de la littérature sociologique, dont ses propres enquêtes. Puis il montre, données statistiques à l’appui, que ces différentes ruptures tendent à se cumuler, avant d’appeler à poursuivre cette entreprise en affinant la dynamique des liens sociaux, que l’approche dichotomique en termes d’existence ou de rupture, et celle corrélative de centre et de périphérie, ne permet pas de saisir de manière satisfaisante. Dans le sixième chapitre, Serge Paugam se penche sur l’ambivalence des liens sociaux, qui sont tout à la fois porteurs de liberté4 et de contrainte, et en vient ainsi à identifier quatre configurations selon que les liens sociaux garantissent ou non protection et/ou reconnaissance : les liens qui libèrent (apportant les deux), les liens qui fragilisent (conférant reconnaissance mais non protection), les liens qui oppressent (apportant protection mais pas reconnaissance) et enfin les liens rompus (qui n’apportent aucun des deux). S’agissant du lien de participation organique par exemple, cela se traduit par les quatre formes d’intégration distinguées précédemment par l’auteur : intégration assurée (travail satisfaisant et emploi stable), intégration laborieuse (stabilité de l’emploi mais insatisfaction vis-à-vis du travail), intégration incertaine (accomplissement dans le travail mais emploi instable) et intégration disqualifiante (travail insatisfaisant et emploi instable)5. Dans le chapitre suivant, Serge Paugam opère un retour sur sa thèse à propos de la « disqualification sociale » en mobilisant la distinction précédente et en montrant comment les phases de ce processus qu’il avait identifiées il y a 35 ans – fragilisation, dépendance et rupture – peuvent se lire en termes de passage, respectivement, de liens qui libèrent à des liens qui fragilisent, puis à des liens qui oppressent pour aboutir à la rupture des liens de différentes natures. Or, l’intérêt de cette approche est qu’elle ne se limite pas aux seules personnes qui sont forcées de demander assistance au reste de la société, ainsi que Simmel définissait les pauvres, mais montre qu’« au-delà de cette pauvreté assistée, il existe bien un halo extensible de la précarité, en période de crise de la société salariale, qui englobe des franges diverses de la population, également marquées à la fois par l’incapacité de se projeter dans l’avenir et une position sociale durablement jugée inférieure dans une échelle de prestige » (p. 250). Enfin, l’auteur prend soin d’expliquer que cette approche en termes de disqualification ne s’oppose nullement à la prise en compte des formes de domination, qu’elle complète tout au contraire.
- 6 Voir Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine, Marseille, Agone, 2017 ; compte rendu de Mar (...)
- 7 Qui réside selon l’auteur dans « la capacité à susciter la gêne des gens ordinaires, à troubler l’o (...)
- 8 Serge Paugam et Camila Giorgetti, Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou, Paris, (...)
4La troisième partie de l’ouvrage est précisément consacrée à la manière dont la théorie de l’attachement peut enrichir l’analyse des mouvements sociaux et des formes de résistance et de lutte. L’auteur revient ainsi sur trois épisodes, la grève des chaussonniers de Fougères en 1906-1907, celle des ouvriers de l’usine Molex de Villemur-sut-Tarn contre sa délocalisation un siècle plus tard6, et enfin le mouvement des Gilets jaunes à partir de l’automne 2018, pour montrer comment dans chacun des cas, la dynamique des liens en jeu éclaire celle du conflit. De même, dans les chapitres suivants, il montre comment celle-ci permet d’analyser l’entre-soi dans les quartiers pauvres, où les liens familiaux et de voisinage peuvent apporter notamment une compensation décisive au manque d’autres ressources, ainsi que la « force paradoxale des marginaux »7, autrement dit des sans-abri, pour lesquels l’espace public peut être à la fois oppressant – du fait notamment du nombre croissant de dispositifs pour éloigner les « indésirables » – et porteur de ressources, comme l’illustre le cas de la Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou8.
5Dans la quatrième partie, Serge Paugam met enfin à l’épreuve empirique la typologie des régimes d’attachement à partir de données statistiques internationales concernant 34 pays. Il détaille ainsi la construction des différents indicateurs retenus pour caractériser chacun des types de liens et la classification ascendante hiérarchique effectuée pour aboutir aux différentes regroupements présentés, dont certains peuvent paraître contre-intuitifs, et qui le conduisent également à distinguer deux types de régimes familialistes, l’un plus traditionnel, l’autre plus moderne. Faute de pouvoir détailler ici le contenu de ce riche traitement, on se bornera à pointer l’intérêt de cette objectivation statistique qui invite ensuite à se pencher sur l’histoire de chaque société nationale pour saisir comment s’y est installée tel ou tel type de configuration de liens, et qui permet de soulever de nombreuses questions mobilisant de nombreux domaines de recherche, , telles que la prégnance du clientélisme dans certaines sociétés ou la place très différente du corporatisme et du volontarisme en France et aux États-Unis.
6On l’aura compris, L’Attachement social est un livre à la fois ambitieux et dense, dont il est impossible de restituer tout le contenu ici. Celui-ci peut à la fois se lire comme une proposition théorique et son opérationnalisation empirique, mais aussi comme le témoignage d’un parcours intellectuel et de recherche – l’auteur n’hésitant pas à mobiliser la première personne du singulier et à relater non seulement ses travaux, mais aussi ses impressions de voyages et rencontres pour appuyer son propos. Cerise sur le gâteau, notamment pour les étudiant·es, l’ouvrage comporte également la présentation synthétique de nombreux ouvrages sociologiques, plus ou moins classiques et connus, ce dont on ne peut qu’être sensibles à Lectures !
Notes
1 Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991.
2 Voir notamment Serge Paugam, Le lien social, Paris, PUF, 2022 [2008].
3 Gøsta Esping-Andersen, Les Trois Mondes de l’État providence, Paris, PUF, 1999 [1990]. À noter que la traduction française a été publiée dans la collection fondée par Serge Paugam, significativement baptisée « Le Lien social ».
4 Notion particulièrement problématique pour les sociologues, et sur laquelle il prend le temps de s’arrêter.
5 Serge Paugam, Le Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, PUF, 2000.
6 Voir Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine, Marseille, Agone, 2017 ; compte rendu de Marc Loriol pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.23040.
7 Qui réside selon l’auteur dans « la capacité à susciter la gêne des gens ordinaires, à troubler l’ordre public, à obliger le “reste du monde” à trouver des parades pour les éviter, à susciter à leur égard tantôt le dégoût, tantôt l’empathie, à entretenir ce mur virtuel qui les soude au moins temporairement en s’opposant aux autres » (p. 358).
8 Serge Paugam et Camila Giorgetti, Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou, Paris, PUF, 2013 ; compte rendu de Samuel Coavoux pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.12052.
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Référence électronique
Igor Martinache, « Serge Paugam, L’attachement social », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 avril 2023, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/60775 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.60775
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