• 1 Nous synthétisons ici un passage du texte qui est lui-même une synthèse d’un autre ouvrage capital (...)

2Pour Markus Gabriel, l’individualité de l’art est le résultat de sa « composition », qui est toujours singulière car une œuvre d’art est composée tant de sa matière physique que des regards interprètes et subjectifs qui la perçoivent. L’auteur élabore cette idée à partir de l’hypothèse que tout objet se déploie dans une multitude de champs différents : mathématique, esthétique, empathique, et bien d’autres encore1. Cette conception permet au premier chapitre de définir la perception comme une saisie de ces champs, lesquels déterminent l’emprise des objets sur les sujets. L’essence de l’œuvre d’art ne se trouverait donc ni du côté de sa forme matérielle, ni du côté de la subjectivité observante, mais au sein de la relation qui unit le sujet percevant et l’objet perçu par l’intermédiaire de champs. Dès lors, l’hypothèse de Markus Gabriel est que la composition de l’art, qui s’opère au croisement de la perception et de différents champs, est le produit d’une situation tellement spécifique et instantanée qu’elle en devient éternellement singulière. À ce titre, par la synthèse complexe de ses parties, toute œuvre d’art serait l’anti-universel.

• 2 Dans ses essais esthétiques, Hume octroie par exemple aux bons juges la capacité de mieux percevoir (...)

3Ce faisant, le mot « art » en vient à être entendu en un sens nominaliste : il n’est pas une substance en soi, mais simplement un nom qui réfère à un ensemble d’œuvres infiniment distinctes les unes des autres. Cette individualité de l’art permet au philosophe allemand de démontrer la présence d’une faculté de domination au sein de toute création : le fameux pouvoir de l’art ! En effet, selon Markus Gabriel, dans le coup de crayon qui finalise le dessin, l’artiste obéit à un champ inter-objectal qui lui ordonne une finalité propre. L’auteur parle ainsi de soumission de l’intuition artistique à l’objet qu’elle produit, et de « pensée qui se pense dans la réalité par le truchement d’objets qui déclenchent l’autoréflexion » (p. 64). C’est par conséquent une nouvelle strate de la réalité qui est proposée, une réalité de l’art détachée du circuit de cause à effet auquel les phénomènes sont trop souvent réduits dans la tradition esthétique (où l’appréciation est associée à la présence d’éléments spécifiques dans une œuvre, comme une certaine couleur ou une certaine perspective2). Le dernier chapitre en conclut que l’expérience que nous procure une œuvre d’art n’est en rien une rencontre, mais bien plutôt un assujettissement. Nous sommes soumis aux champs esthétiques que dégage une œuvre, ce qui confère à l’art son attitude totalitaire. Les morales, les politiques et les religions ont beau tenter de la régir, sa portée ne faiblira jamais, nous dit Markus Gabriel.

• 3 À la page 77, l’auteur avance que « les œuvres d’art sont des individus radicalement autonomes ». C (...)

5Au demeurant, ces éloges portant sur le trait philosophique du contenu de l’ouvrage ne s’appliquent guère à la forme de ses discours. Pour faire face à la quasi-entièreté de la tradition esthétique, on s’attendrait à rencontrer des arguments massifs et englobants. Or le contraire peut précisément être reproché à Markus Gabriel, qui justifie de nombreuses élaborations par le fait qu’il en serait ainsi « à l’évidence » (voir p. 28, p. 61, ou encore p. 91) ou que vous, qui n’êtes pas d’accord, « auriez plutôt besoin d’un bon psychiatre » (p. 91). Et lorsque des arguments sont avancés, il arrive qu’ils reposent sur des tautologies ou d’autres syllogismes3. Pour en donner un exemple, penchons nous sur la critique de ce qu’il nomme le modèle phénoménologique de la perception. Les préjugés qu’impliquerait ce modèle – qu’il décrit comme le mépris du réel ou l’inaccessibilité à l’en-soi – sont selon lui erronés. Ceci étant, quand on en arrive à la justification de cette accusation, on lit que le modèle phénoménologique est profondément faux pour la soi-disant évidente raison que « nous percevons les objets et apprenons beaucoup sur eux grâce à notre perception » (p. 46). Outre le fait de dire que le scepticisme qui en découle n’est pas une conception convenable, aucun argument ne vient réellement appuyer cette assertion.

• 4 Cf. Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de minuit, 1979.
• 5 Cf. Wittgenstein Ludwig, Leçons et Conversation sur l’esthétique, la psychologie et la croyance, Pa (...)
• 6 Cf. Schaeffer Jean-Marie, L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015.

6Il nous faut en outre mentionner que l’application de ce nouveau réalisme à l’art, du moins dans la manière qu’a Markus Gabriel de le faire, est effectuée sans grande considération envers les opposants majeurs à sa thèse. Notamment, on s’étonne qu’une théorie qui confère un caractère absolu et indéterminé à l’art ne se confronte pas aux arguments de Pierre Bourdieu4, de Ludwig Wittgenstein5 ou encore de Jean-Marie Schaeffer6. Leurs œuvres fournissent pourtant des éléments susceptibles de nuancer ce qui est établi dans Le pouvoir de l’art. En effet, que mon milieu social ou la nature de mon attention n’influencent pas mon appréciation, c’est une chose qui ne va pas de soi. De cela, on peut donc conclure à une certaine fragilité de la position proposée, car elle présente l’art comme radicalement autonome, tout en concédant qu’il est en partie constitué par l’interprétation qu’en fait le spectateur. Cette thèse est originale pour sûr, mais la défendre sans résoudre les problèmes de contexte et de conditionnement de l’interprétation, cela s’apparenterait presque à un oubli stratégique.