1Dans quelle mesure les données influencent-elles nos prises de décision ? Il est aujourd’hui courant de lire que les algorithmes se nourrissent de nos données et nous gouvernent. « [È]re de l’information à grande échelle », « algorithmisation du monde », « logiques numériques capitalistiques » (p. 14-15) sont ainsi des expressions qui se retrouvent dans le débat public. Les données font peur autant qu’elles fascinent, relève la chercheuse en science politique Anaïs Theviot, aussi importe-t-il selon elle de prendre une distance critique vis-à-vis de ce qu’elle voit comme des « fantasmes autour des big data » (p. 13). C’est donc dans cette perspective qu’elle a dirigé l’ouvrage collectif Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique. L’objectif est ainsi clairement défini : il s’agit d’« interroger le poids et l’usage des données dans les manières de gouverner » et de donner à penser le rapport entre « données massives et gouvernance » (p. 16-17), à l’appui de recherches empiriques récentes en science politique et plus largement en sciences sociales.

2Sur la forme, l’ouvrage est bien structuré. Anaïs Theviot, en introduction, prend le temps de définir les termes en jeu comme les big data ou encore les algorithmes (p. 19-22). L’ouvrage réunit ensuite onze chapitres écrits par des chercheurs issus de différentes disciplines : sociologie, science politique, droit privé, sciences de l’information et de la communication notamment. Chaque chapitre présente une enquête empirique et ses conclusions. En fin d’ouvrage, Pierre-Yves Baudot, chercheur et professeur en sociologie, propose au lecteur un bilan de l’ensemble des contributions.

4Le pari méthodologique de l’ouvrage est réussi : en saisissant les données dans leur contexte organisationnel et en rendant compte de leur « épaisseur sociale » (p. 17), les contributions permettent de nuancer plusieurs idées reçues. Les données gouvernent-elles la vie des individus ? Le premier apport de l’ouvrage est de démontrer qu’il n’y a pas d’effet propre des données sur les conduites. Certes, on assiste à une multiplication des stratégies et des politiques d’innovation centrées sur les données et les possibilités qu’elles ouvrent. Dans l’espace marchand, données et algorithmes sont considérés comme des aides à la décision ou à la gestion de la relation client. Dans l’espace public, le partage et les usages des données sont souvent associés à une volonté d’amélioration des services publics et de personnalisation de l’action politique. De nouveaux métiers, de nouvelles missions ou même de nouveaux services orientés « data » apparaissent alors ainsi dans les organisations. Cependant, il ne faut pas en conclure pour autant que les données ont un pouvoir intrinsèque et s’imposent d’elles-mêmes aux individus. L’ouvrage insiste sur l’organisation du travail, les acteurs et les conditions de production derrière la construction des données et de leurs usages. L’adoption de nouvelles méthodes d’analyse et de nouveaux usages en matière de données n’est pas nécessairement immédiate et entière. Elle peut faire face, par exemple, aux pratiques existantes, à des intérêts non partagés, à une absence de conventions entre services, à des enjeux économiques ou encore législatifs en matière de protection des données personnelles. 

5Le deuxième apport de l’ouvrage est d’interroger les reconfigurations auxquelles participent les données massives et leurs usages. Nous en mentionnerons seulement quelques-unes ici. Par exemple, la contribution au sujet de l’application Waze permet au lecteur de penser la recomposition des modes de gouvernance. Dans la mesure où son algorithme fournit aux utilisateurs l’itinéraire le plus rapide sans tenir compte des spécificités locales (plans de circulation et hiérarchies des réseaux de transport, par exemple), cette contribution met en évidence, d’une part, la confrontation entre une régulation algorithmique standardisée, fondée sur un principe de rationalité procédurale, et la régulation par les collectivités territoriales, d’autre part, les modalités de coordination entre l’application, les autorités locales et les usagers. Ceux-ci sont en effet sollicités pour fournir leurs connaissances des territoires et ainsi améliorer les résultats de l’algorithme. Ils se retrouvent ainsi pris dans un travail de co-construction de bases de données. Par ailleurs, plusieurs chapitres dans l’ouvrage – que ce soit par le biais d’enquêtes sur le terrain de la communication publicitaire, sur celui de la gestion de la relation client ou le terrain électoral – permettent de discuter le ciblage des individus et la personnalisation croissante des communications à leur égard. À partir de la collecte de données personnelles et des traces de navigation des internautes sur le web, les stratégies en matière de données, notamment sur les réseaux sociaux, visent de plus en plus à identifier les profils des individus, à prédire leurs comportements, et à personnaliser les contenus qui leur sont diffusés pour mieux les orienter. Cette reconfiguration se joue aussi bien dans la sphère marchande que dans la sphère publique, montrent les auteurs : le ciblage est aussi bien celui du consommateur que de l’électeur. L’ouvrage aide au passage à s’interroger sur les possibles transformations au niveau des représentations des individus. Il permet de questionner, par exemple, l’éventuel enfermement des individus qui ne recevraient plus que des messages conformes à leurs comportements passés, aux opinions qu’ils affichent sur les réseaux sociaux et à la représentation que les algorithmes de personnalisation construisent d’eux.

7En conclusion, Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique est un ouvrage collectif qui permet de prendre du recul sur l’exploitation actuelle des données. La particularité de l’ouvrage, qui se démarque en cela de la littérature en sciences sociales sur les données, est de se concentrer sur leurs enjeux politiques, plus particulièrement « de proposer un regard de politiste sur les big data » et de « développer une sociologie politique des données » (p. 16). Il ne tombe pas pour autant dans un « entre-soi académique » (p. 16). On appréciera grandement le caractère vivifiant de cet ouvrage qui permet de naviguer entre des terrains variés et pousse le lecteur à s’interroger à chaque page sur les usages contemporains des données.