Philippe Artières, La mine en procès. Fouquières-lès-Lens, 1970

Texte intégral
1Le matin du 4 février 1970, une explosion au fond de la fosse 6 de la mine de Fouquières-lès-Lens, dans le nord de la France, provoque la mort de seize travailleurs. Quinze autres sont gravement blessés. S’ensuit, tout au long de l’année 1970, une mobilisation ponctuée par l’inculpation de cinq militants maoïstes pour le jet de cocktails Molotov sur les bâtiments des Houillères (où siège la direction de la mine), la publication de tracts et d’une brochure intitulée « Les mineurs accusent » par le Secours rouge du Nord, des manifestations au sein de l’École des mines de Paris et une exposition de peintures. Point d’orgue de cette mobilisation, la tenue, le 12 décembre 1970, d’un tribunal populaire à Lens. C’est l’histoire de cette catastrophe et de la lutte qui s’ensuivit que Philippe Artières donne à voir dans ce livre, appuyé sur une riche iconographie et de nombreux documents dont une grande part sont inédits.
2La mine en procès s’inscrit dans le prolongement de l’exposition de 2018, « Images en lutte » dont l’auteur fut co-commissaire. Elle est aussi le fruit de la rencontre d’un acteur-clé de cette histoire, Bernard Leroy, alors (en 1970) chercheur à l’École des mines de Paris et sympathisant de l’organisation maoïste la Gauche prolétarienne (GP) ; un long entretien avec celui-ci est reproduit ici. Ce livre participe, enfin, des recherches originales de Philippe Artières, au croisement de l’histoire sociale et culturelle, attaché aux écritures « mineures », et entend plus particulièrement répondre à des questions « d’une formidable actualité, sur la nature et les modes de mobilisation : le seuil d’intolérabilité, la justice populaire et le rôle des intellectuel·les » (p. 19). Il en ressort un essai collectif et polymorphe auquel Éric de Chassey et Michelle Zancarini-Fournel ont contribué (cette dernière par sa postface).
- 1 Xavier Vigna, L'insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d'histoire politique des usin (...)
3Comme Philippe Artières l’explique, l’objet de ce livre demeure quelque peu périphérique aux études consacrées aux années 1968 : tant par sa temporalité – la séquence historique 1970-1971 est peu investiguée – que par sa sociologie – les mineurs du nord de la France se sont tenus à distance du mouvement de Mai 68 – et sa dynamique conflictuelle ; les luttes contemporaines du Larzac et de Lip sont autrement plus rassembleuses et connues – plus « populaires » –, et les mineurs ne prennent que partiellement part à l’insubordinnation ouvrière de la décennie 1970 étudiée par Xavier Vigna1. L’événement de Fouquières-lès-Lens et la mobilisation qui s’ensuit se situent en quelque sorte dans un entre-deux : entre l’explosion de 1968 et la catastrophe de Liévin, le 27 décembre 1974, causant la mort de quarante-deux mineurs, et qui constitue rétrospectivement le chant du cygne de cette figure emblématique – les gueules noires – de la classe ouvrière, voire du monde ouvrier lui-même (Artières évoque d’ailleurs « une plongée dans un monde disparu », p. 5).
4La tenue d’un tribunal populaire pour juger les Houillères – tribunal auquel Jean-Paul Sartre participe en tant que procureur (à ce titre, il est responsable du réquisitoire) – et dont les débats sont reproduits, est l’occasion de mieux appréhender ce mode d’action, jusque dans son « mimétisme avec l’institution judiciaire » (p. 26), ainsi que l’antagonisme qu’il dessine entre la position sartrienne et celle de Michel Foucault. Paradoxalement, si ce tribunal entend adopter la pratique de la « justice populaire » sur le modèle de la Chine maoïste, il constitue dans le même temps une scène d’intervention pour les « intellectuels spécifiques » théorisée par Foucault. Y interviennent en effet des médecins, des ingénieurs qui, comme le dit Bernard Leroy, lorsqu’il y prend la parole comme juré, entend « retourner [les connaissances] contre ceux qui nous ont instruits, contre ceux qui vous exploitent et qui vous tuent, contre les Houillères, le patronat et leur gouvernement » (p. XIII).
5L’enjeu est de contrer les rapports officiels qui, dans un langage technique, déshumanisé, cherchent à attribuer la responsabilité de l’accident à une erreur humaine – l’étincelle à la base du coup de grisou meurtrier a été provoquée par l’action d’un mineur qui fait partie des seize victimes –, à « un malheureux concours de circonstances », voire à la fatalité, en mettant en avant la course à la rentabilité, la contradiction permanente dans laquelle sont piégés les mineurs entre les injonctions de productivité et de sécurité, et, plus globalement, le fonctionnement de la mine – de ses exploitants jusqu’aux mineurs, en passant par les ingénieurs et médecins ; un fonctionnement surdéterminé par la loi du profit. Dès lors, dans son réquisitoire, Sartre conclut :
6« Le grisou, la silicose, appelons-les des fatalités, si vous voulez, mais disons que ce sont des fatalités qui viennent à certains hommes par l’intermédiaire d’autres hommes qui les exploitent et sacrifient la santé ou la vie des travailleurs à la productivité. […] cette fatalité a un visage d’homme : c’est simplement les conditions que la société bourgeoise impose à leur travail [celui des mineurs] pour en tirer aux dépens de leur vie le maximum de profit » (p. XLVIII).
7Or, au cœur de cette dynamique du contre-discours et du contre-fonctionnement – c’est-à-dire un fonctionnement à l’encontre de ce qui était programmé –, se loge la parole ouvrière : « et c’était pour cette prise de parole [des mineurs] qu’on se battait » affirme Leroy dans l’entretien (p. 112). Un mineur fait partie des jurés, d’autres ont discuté et collaboré avec les peintres pour concevoir des affiches, des tracts, et, de manière plus organique, c’est le principe même d’une prise de parole, d’une expertise des mineurs eux-mêmes, qui est mis en avant : « on pourrait ne pas prendre les mineurs pour des menteurs quand ils commencent à souffrir » affirme ainsi le médecin membre des jurés lors du tribunal populaire (p. XXII).
8La dernière partie de l’ouvrage, écrite par Éric de Chassey, co-commissaire avec Philippe Artières de l’exposition « Images en lutte » de 2018, est consacrée à la mobilisation des peintres, dont « quelques-unes des principales figures de la peinture figurative politisée française » (p. 193). Ces derniers réalisent une exposition collective, « Réalité quotidienne des travailleurs de la mine » et un album d’images : le Journal d’une veuve de mineur. L’auteur montre comment leur action fait plus ou moins explicitement référence aux œuvres emblématiques de Fougeron, au tournant des années 1950, mais s’inscrit également de plein pied dans les débats sur l’engagement des artistes et les travaux collectifs de peinture autour de Mai 68, et participe de la « volonté revendiquée de pratiquer un art pauvre » (p. 206).
9Les divers registres d’écritures – analyse, entretien, reproduction des débats du tribunal populaire –, ainsi que les documents, photos, affiches et tracts font de La mine en procès un très beau livre polyphonique, qui interroge aussi bien l’histoire que l’actualité, par le biais notamment de pratiques de justice « alternative » et du contre-fonctionnement d’intellectuels, préfigurant le rôle de « lanceur d’alerte » (Michelle Zancarini-Fournel y revient également dans la postface). On regrettera cependant que l’histoire et le mode d’intervention de la GP – principalement sa volonté exacerbée de faire « populaire », jusqu’au misérabilisme et la caricature – ne soit pas discuté ni mis en relief avec les textes et actions réalisés. De même, il aurait été intéressant de plus et mieux confronter la mobilisation des maoïstes autour de l’événement à celle des communistes et des autres organisations d’extrême gauche (absentes dans ce livre) afin d’en dégager à la fois les tendances communes et la spécificité.
Notes
1 Xavier Vigna, L'insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d'histoire politique des usines, France, Presses universitaires de Rennes, 2007.
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Référence électronique
Frédéric Thomas, « Philippe Artières, La mine en procès. Fouquières-lès-Lens, 1970 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 mai 2023, consulté le 09 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/61341 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.61341
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