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Thomas Lemke, Biopolitique. Une introduction

Nicolas Ausello
Biopolitique
Thomas Lemke, Biopolitique. Une introduction, Paris, EHESS, coll. « Cas de figure », 2023, 250 p., Traduit par Vincent Deplaigne, ISBN : 978-2-7132-2957-2.
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Texte intégral

  • 1 Telles que développées par Bergson, Nietzsche ou Schopenhauer.

1L’ouvrage de Thomas Lemke offre une synthèse historique éclairante d’une notion popularisée à la fin des années 1970 par Michel Foucault : la biopolitique. Abondamment réutilisée au XXIème siècle et plus récemment lors de la pandémie du Covid-19, la notion de biopolitique articule « les problèmes traditionnels de domination et de pouvoir aux questions relatives aux corps et à la nature » (p. 7-8). Au-delà de ses usages contemporains, l’auteur propose dans ce livre de retracer la voie théorique d’une notion qui trouve ses fondements dans les « philosophies de la vie » développées au cours des deux derniers siècles1.

  • 2 Ces éléments sont notamment repris dans les travaux plus récents d’Alain Desrosières (1993, 2008) s (...)

2L’auteur dégage en introduction deux conceptions de la biopolitique : l’une naturaliste, qui considère que le but de la politique est la préservation des principes naturels de la vie ; l’autre politologique, qui soutient que l’objectif de la politique est la régulation des formes de vie à l’échelle de la population. La thèse émise par Thomas Lemke est que ces deux positions échouent à rendre compte d’une définition satisfaisante des processus biopolitiques à l’œuvre dans les sociétés modernes. Il réfute en outre le caractère trop antagoniste du débat pour proposer dans la ligne foucaldienne une interprétation corrélationnelle de la « vie » et de la « politique » (p. 14) : loin d’être un support autonome et neutre, une population peut être mesurée et dirigée, par la statistique nationale par exemple2, tout en étant elle-même à l’origine de la direction de l’action politique.

3Le premier chapitre s’ouvre sur l’histoire de la conception organiciste de la biopolitique. Associée au début du XXème siècle à une forme naissante de la géopolitique incarnée par le suédois Rudolf Kjellén, la notion renvoie à l’État qui « se présente […] comme une forme de vie originale » (p. 21) constituée de liens sociaux, politiques et juridiques, formant le tissu d’un « corps national ». Durant la période national-socialiste d’avant-guerre, la notion se couvre alors d’une définition raciste et déterministe. Les thèses des biopolitologues de l’époque allant dans ce sens stipulent que l’organisation de l’État relève moins de critères démocratiques que de l’agrégation de comportements hérités biologiquement (concurrence, coopération, solidarité, etc.). L’absence d’une prise en compte des « processus d’appropriation symbolique » et des « modèles d’interprétation culturels dans l’analyse des systèmes et structures politiques » (p. 32) suffit selon l’auteur à mettre en évidence le caractère simpliste de telles perspectives théoriques.

  • 3 Dietrich Gunst, Biopolitik zwischen Macht und Recht, Mainz : v. Hase und Koehler, 1978.
  • 4 Denis L. Meadows et al., The limits to Growth. A report for the Club of Rome’s Projetc of the Prédi (...)
  • 5 Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1994.
  • 6 Michel Foucault définit le biopouvoir comme un type de pouvoir visant à réguler et contrôler les po (...)

4Le deuxième chapitre traite des réponses politiques apportées spécifiquement à la question de la nature. Thomas Lemke revient sur le glissement de la notion de biopolitique au cours des années 1960, du domaine de la biologie vers celui de l’environnement et de l’éthique biotechnologique. Il expose tout d’abord l’intérêt que certains auteurs comme le politologue Dietrich Gunst3 portent à une action politique guidée par la préservation de la nature dans un contexte d’émergence des mouvements écologistes4. Par ailleurs, le développement de la biotechnologie (génétique, transfert d’ADN) à la même époque ouvre la voie à des considérations sur les implications morales d’un dépassement des fondements de la nature humaine, jusqu’alors perçus comme immuables. D’une part cette dernière se trouve menacée par l’intensification des structures matérielles de la société ; d’autre part la frontière entre l’artificiel et le naturel tend à s’estomper. Dans ce cas, « lorsque la vie elle-même devient un objet de la politique, les fondements, les outils et les objectifs de son action sont bouleversés » (p. 45). Cette intuition développée par Michel Foucault au cours des années 1970 fait l’objet du troisième chapitre. Trois dimensions de la biopolitique sont alors distinguées. Tout d’abord, la biopolitique est présentée, dans les premiers cours au Collège de France5 à partir de 1976, comme le marqueur d’un « affaiblissement du pouvoir souverain » (p. 48) et du tournant de la pensée politique contemporaine. Ensuite, Thomas Lemke expose la thèse du philosophe selon laquelle le passage du pouvoir souverain au « biopouvoir »6 a permis l’instauration d’un discours politique empreint d’une nouvelle forme de racisme inspirée des théories biologiques. Michel Foucault a enfin étendu le concept de biopolitique aux différentes technologies de gouvernement des individus visant au contrôle social et à la production de normes.

  • 7 Giorgio Agamben, Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit par Marilène Raiola, Paris, Éditions d (...)

5Les chapitres 4 et 5 abordent des réflexions d’auteurs tels que Giorgo Agamben, Michael Hardt et Antonio Negri qui s’inscrivent dans la voie foucaldienne. L’auteur revient en premier lieu sur le travail d’Agamben7 qui fait du principe d’exclusion le cœur de la notion de biopolitique. De ce point de vue, « l’inclusion dans une communauté politique est suspendue à l’exclusion d’autres êtres humains » (p. 73). Il réhabilite en cela l’existence d’un pouvoir souverain qui constituerait à ses yeux un fondement de l’organisation sociale par les corps, dont les processus biopolitiques contemporains ne seraient que la continuation sous une forme plus radicalisée. Thomas Lemke s’attache à critiquer l’usage d’une telle conception de la biopolitique. Outre que le propos est jugé vague par certains aspects, le manque de nuances du philosophe découle selon lui d’un triple défaut : un centrage sur le critère juridique de la biopolitique trop important, qui de fait en omet les principes d’économie politique au cœur du concept ; sur le rôle unique de l’État dans la politisation de la nature, qui résulte pourtant aussi de choix d’individus autodisciplinés, même si non dépourvus d’un cadre qui les dirige ; et enfin le manque d’historicité de la notion de biopolitique, dont l’auteur regrette qu’elle prenne un « statut quasi ontologique » (p. 83) dans les développements d’Agamben.

  • 8 Michael Hardt, Antonio Negri, Empire. Paris, Éd. Exils, 2000.
  • 9 Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparler, Paris, Minuit, 2003.
  • 10 Ils proposent sous le concept de biopolitique créative une possibilité de dépassement des contraint (...)

6Suivant cela, l’ouvrage revient sur les travaux communs de Micheal Hardt et Antonio Negri8 qui examinent dans Empire les nouvelles formes de « socialisation capitaliste » (p. 87). Selon les auteurs, la logique capitaliste s’incarne aujourd’hui dans « l’extraction de capacités affectives et intellectuelles » (p. 88) et, se référant à Gilles Deleuze9, ces derniers pensent la transformation des sociétés occidentales en termes de réseaux et de flexibilité des individus. Cette position leur permet de convoquer à nouveaux frais la notion de biopolitique afin de soutenir que l’économie, la politique et la culture se recoupent et « s’investissement mutuellement » dans la production de la vie sociale. Dans une perspective marxiste, cette « production biopolitique » renvoie donc au fait que la vie elle-même devient un capital exploitable. Les deux auteurs soulignent par ailleurs que sous les mêmes conditions d’apparition de la sujétion de la vie au capital, émergent de nouveaux sujets politiques qui ont la capacité de s’en émanciper par la lutte et la coopération10.

  • 11 Ferenc Fehér, Agne Heller, Biopolitics, Aldershot, Avebury, 1994.
  • 12 Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity: Self and Society in the Late Modern Age, Stanford Uni (...)
  • 13 Didier Fassin,  Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du sida en Afrique du Sud (...)
  • 14 Roberto Esposito, Bìos. Biopolitica e filosofia, Turin, Einaudi, 2004.
  • 15 Dominique Memmi, Faire vivre et laisser mourir, Le gouvernement contemporain de la naissance à la m (...)

7Le chapitre 6 traite de travaux sur la biopolitique qui analysent ce processus dans le cadre des théories sociales et politiques. Agnès Heller et Ferenc Fehér prennent le contre-pied des analyses foucaldiennes dans Biopolitique11 en soutenant que celle-ci n’est pas une caractéristique de la modernité, mais bien son « antithèse » (p. 100). Ils expliquent que la biopolitique marque « une régression de la politique » en pointant son aspect totalitaire au détriment de la notion de liberté. En parallèle, Anthony Giddens12 développe une analyse qui fait observer que la modernité se caractérise par l’incertitude de l’individu face à une multitude de choix et par la réévaluation constante de conventions dans tous les domaines de la vie. Le progrès technologique atteste selon lui la mise à mal de la nature et transforme les champs d’intervention. Thomas Lemke introduit enfin le concept de « biolégitimité » de Didier Fassin13 qui désigne une forme de pouvoir exercée à travers la production de normes, de valeurs et de discours, notamment dans le domaine de la biologie et de la médecine. L’auteur montre finalement avec les travaux de Roberto Esposito14 et Dominique Memmi15 comment se réactualise la notion de biopolitique. Les premiers introduisent l’idée d’une « biopolitique affirmative » qui s’oppose aux processus de contrôle de l’individu. Les seconds définissent la biopolitique non plus comme une forme de régulation de la population, mais par un principe d’autodétermination conforme aux normes sociales.

  • 16 Cette notion renvoie chez Nikolas Rose à la manière dont « l’éthos de l’existence humaine – les sen (...)
  • 17 Nikolas Rose, « The Politics of Life Itself », Theory, Culture and Society, vol. 18, n°6, p. 1-30, (...)

8Un second axe interprétatif est abordé dans les deux chapitres suivants. Thomas Lemke explore les conséquences du développement des biotechnologies sur notre conception de la nature. Il examine les recherches qui mettent à jour une nouvelle relation entre la vie et la mort et l’effacement de la frontière entre humains et non-humains à l’aune des nouvelles pratiques biotechnologiques. Ces questions sont notamment abordées à travers la notion de « politique de la vie »16 développée par Nikolas Rose17. Cette dernière s’inscrit dans un mode de pensée ordo-libérale allemand (Vitalpolitik) des années 1950-1960 qui consiste à l’intégration par l’économie de marché de l’ensemble des facteurs de l’existence humaine (en opposition au régime soviétique d’après-guerre), tout en respectant une certaine primauté de la politique sur l’économie.

9Un dernier chapitre conclusif fait la synthèse des différentes définitions données à la biopolitique. Thomas Lemke aboutit au constat que, loin de faire consensus, elle recouvre des caractéristiques contradictoires. Il invite entre autres à penser la biopolitique comme une catégorie analytique propre qui permet de mettre en évidence les différentes formes de pouvoir qui s’exercent sur les vies individuelles. En somme, en procédant à une archéologie conceptuelle de la biopolitique, Thomas Lemke offre dans cet ouvrage, qui constitue un véritable un programme de recherche, une perspective critique des enjeux contemporains liés à la gouvernance de nos sociétés.

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Notes

1 Telles que développées par Bergson, Nietzsche ou Schopenhauer.

2 Ces éléments sont notamment repris dans les travaux plus récents d’Alain Desrosières (1993, 2008) sur la sociologie de la quantification et la statistique au service de l’institution d’espaces nationaux ou supranationaux.

3 Dietrich Gunst, Biopolitik zwischen Macht und Recht, Mainz : v. Hase und Koehler, 1978.

4 Denis L. Meadows et al., The limits to Growth. A report for the Club of Rome’s Projetc of the Prédicament of Mankind, New-York, Universe Books, 1972.

5 Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1994.

6 Michel Foucault définit le biopouvoir comme un type de pouvoir visant à réguler et contrôler les populations à travers des mécanismes disciplinaires, tels que les institutions médiales ou carcérales.

7 Giorgio Agamben, Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit par Marilène Raiola, Paris, Éditions du Seuil, 1997.

8 Michael Hardt, Antonio Negri, Empire. Paris, Éd. Exils, 2000.

9 Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparler, Paris, Minuit, 2003.

10 Ils proposent sous le concept de biopolitique créative une possibilité de dépassement des contraintes de la production capitaliste dans l’ouvrage Multitude (2004).

11 Ferenc Fehér, Agne Heller, Biopolitics, Aldershot, Avebury, 1994.

12 Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity: Self and Society in the Late Modern Age, Stanford University Press, 1991.

13 Didier Fassin,  Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du sida en Afrique du Sud. La Découverte, 2006.

14 Roberto Esposito, Bìos. Biopolitica e filosofia, Turin, Einaudi, 2004.

15 Dominique Memmi, Faire vivre et laisser mourir, Le gouvernement contemporain de la naissance à la mort, La Découverte, 2003.

16 Cette notion renvoie chez Nikolas Rose à la manière dont « l’éthos de l’existence humaine – les sentiments, la morale ou les croyances religieuses des individus, des groupes ou des institutions – devient le moyen par lequel le gouvernement de soi de la part du sujet autonome peut être lié aux impératifs du bon gouvernement » (Rose, 2001, p. 22., cité par Lemke, p. 127.

17 Nikolas Rose, « The Politics of Life Itself », Theory, Culture and Society, vol. 18, n°6, p. 1-30, 2001.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Ausello, « Thomas Lemke, Biopolitique. Une introduction  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/61420 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.61420

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Rédacteur

Nicolas Ausello

Doctorant en géographie et aménagement, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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