1Mohamed Zayani est professeur de théorie critique à la Georgetown University School of Foreign Service au Qatar. Il est surtout connu pour ses travaux sur le rôle politique d’Al Jazeera. Le livre ici recensé est issu des travaux de recherche menés dans le cadre du projet « La Tunisie au lendemain des révoltes arabes » lancé en 2019 par le Centre d’études régionales et internationales au sein de l’université susmentionnée. L’objectif est d’identifier les défis politiques, sociaux, économiques et sécuritaires, qui entravent l’évolution démocratique en Tunisie. L’ouvrage cherche notamment à saisir les dynamiques sociopolitiques qui se sont développées depuis la révolution, et qui expliquent la fragilité de la transition en Tunisie.

2Dans le premier des neuf chapitres qui composent l’ouvrage, Mohamed Zayani discute de la gouvernance post-autoritaire et d’une stabilité que le gouvernement peine à atteindre dans le processus de transition (cinq présidents et neuf Premiers ministres différents ont gouverné la Tunisie entre 2011 et 2021). D’après lui, les conflits entre partis politiques autour du pouvoir et de la gouvernance, les manquements graves dans les politiques de réforme, de réconciliation, d’économie et de justice sociale ont enrayé la transition démocratique dans le pays (p. 19). Le deuxième chapitre, rédigé par Marina Ottaway, remarque que l’autoritarisme tunisien est résilient et a su retrouver de la vigueur après l’euphorie de la révolution. L’auteure maintient que la démocratie dépend aussi des citoyens, pas des pays voisins ; l’absence d’un engagement domestique plus fort explique selon elle les difficultés de la transition tunisienne et le retour de l’autoritarisme. Ces analyses ne l’empêchent pas de rester optimiste et de percevoir, dans le leadership aussi bien que dans le système politique tunisien, des éléments pour un progrès démocratique (p. 49). L’auteure en souligne en particulier : le dynamisme de la société civile tunisienne, la culture du pluralisme politique et du compromis, et enfin le bon leadership démontré par une classe politique expérimentée. Après les deux premiers chapitres, qui dressent un tableau général de la transition en Tunisie entre 2011 et 2021, Enrique Klaus nous offre dans le troisième chapitre un regard plus approfondi sur les institutions étatiques de la transition, qui subissent la pression des partis et des projets antidémocratiques en Tunisie. Sa contribution se focalise sur le cas de la Haute Autorité indépendante de la Communication audiovisuelle (HAICA). Créée en 2013, cette institution veille à contrôler les médias et diffère finalement peu de l’autoritarisme d’avant la révolution, puisque les médias demeurent régulés par l’élite économique et politique au pouvoir. Les membres de la HAICA sont désignés par le président de la République sans transparence, ce qui a mené à favoriser les médias privés dont les propriétaires sont les entrepreneurs et les hommes politiques issus du régime autoritaire de Ben Ali. L’auteur soutient que le régime né de la révolution n’est pas démocratique (p. 61) ; il s’agit plutôt d’un régime hybride composé d’éléments démocratiques latents et autoritaires (p. 85).

3Dans le quatrième chapitre, Fabio Merone traite de l’évolution d’Ennahda depuis la révolution tunisienne. D’après lui, Ennahda, est l’exemple d’une politique post-islamiste qui en fait un parti non plus islamiste mais « démocratique musulman » (p. 87). Depuis la révolution, Ennahda a gagné pratiquement toutes les élections car il a su abandonner l’idéologie révolutionnaire et transnationale islamiste pour adopter une approche politique, technocratique et professionnelle, centrée sur l’identité nationale tunisienne, la démocratie libérale, les victoires électorales et la participation à la gouvernance (p. 101). Le chapitre cinq, rédigé par Zuzana Hudáková, s’intéresse au renforcement de la société civile tunisienne après la révolution. L’auteure commence par souligner le rôle historique des mouvements de la société civile avant la révolution, surtout des syndicats. Après la révolution tunisienne, le nombre de ces mouvements double, s’approchant de 25 000 associations en total (p. 112). Les domaines d’activité de ces associations sont principalement la culture, l’éducation, le développement, le sport et la charité (p. 114). Selon l’auteure, ces associations apportent de la diversité dans la culture politique, ce qui affermit le changement politique et la transition démocratique (p. 119). Irene Weipert-Fenner, l’auteure du chapitre six, se concentre sur les mouvements de contestation politique et des campagnes nationales après 2011, l’année de la révolution. Alors que le compte des manifestations était autour de 700 en 2011, il s’est approché de 1600 en 2018 (p. 131). Selon l’auteure, une telle augmentation est due à la polarisation partisane des protestations (entre manifestations organisées par le parti islamiste Ennahda contre les partis sécularistes et vice versa) aussi bien qu’à la fragmentation des protestations socio-économiques et des manifestations contre l’austérité, l’Union générale tunisienne du Travail et les associations de la société civile n’ayant pu afficher une position coordonnée sur les demandes sociales et les grèves (p. 144). Ce chapitre insiste sur le rôle de l’économie politique dans la contestation en Tunisie, y compris dans la révolution, et les difficultés de l’État tunisien à gérer les pressions du Fonds monétaire international (qui visent à l’établissement d’une politique néo-libérale) et les demandes sociales de la population tunisienne (pour un rôle plus actif de l’État dans l’emploi et le développement) (p. 150).

4Dans le chapitre sept, Alyssa Miller présente quelques témoignages de jeunes de la Tunisie intérieure qui vivent dans des conditions de précarité et souffrent des déséquilibres de la justice sociale, que ce soit dans les villes de l’intérieur tunisien ou comme immigrés dans les quartiers périphériques de la capitale. Le chapitre se focalise sur les jeunes de Kasserine qui ont été les premiers martyrs de la révolution ; ils continuent à être marginalisés, à travailler dans la construction, à prendre des risques énormes pour immigrer clandestinement, et aspirent finalement à vivre une bonne vie (p. 170). Le chapitre huit décrit la bataille de Ben Gardane, qui a opposé le 7 mars 2016 l’insurrection djihadiste à l’armée tunisienne. À partir de ce cas, Ruth Hanau Santini montre l’évolution de la dynamique sécuritaire en Tunisie après la révolution, menacée par la fragilité sociale du sud du pays et les dangers d’un djihadisme international qui entretient des connexions avec la Libye. Pourtant, l’auteure souligne la coopération des forces de sécurité et de la population de Ben Gardane pour vaincre les djihadistes, ce qu’elle interprète comme un signe du renforcement de l’identité nationale dans la région après la révolution (p. 185). Dans un dernier chapitre, Alexandra Domike Blackman pose la question suivante : que peut nous dire le passé de la Tunisie sur son avenir ? L’auteure pointe ainsi la permanence de certains facteurs historiques dans la politique locale. D’abord, l’inégalité sociale et économique entre les régions de l’intérieur et les régions côtières. L’État tunisien aussi bien que les investisseurs abandonnent les régions de l’intérieur, ce qui favorise des mouvements contestataires dans ces régions, y compris ceux qui ont trait à l’islamisme (p. 216). Ensuite, le clivage entre les tendances islamistes et les tendances sécularistes, qui suscite encore actuellement des conflits politiques en Tunisie (p. 217).

5Cette galerie de portraits des acteurs et des défis de la Tunisie actuelle nous apprend deux faits à observer dans l’état de la transition démocratique. D’une part, le constat que le pluralisme, aussi bien dans les partis politiques que les associations de la société civile, s’est consolidé depuis 2011. D’autre part, la nécessité de prendre au sérieux les aspirations sociales de la jeunesse défavorisée. Cette jeunesse qui s’est révoltée contre la Tunisie de Ben Ali, au nom de la dignité sociale, continue à poser des défis majeurs à l’État tunisien. Sans un projet de décloisonnement et d’insertion de celle-ci dans le tissu politique, professionnel et urbain tunisien, cette jeunesse est susceptible d’accumuler des frustrations et des ressentiments, qui nourrissent les groupes radicaux, religieux ou politiques, et qui pourraient menacer la stabilité de la société.

6En somme, cet ouvrage s’avère une évaluation informative et critique du système politique en Tunisie entre 2011 et 2021 ; alors que la majorité des auteurs louent les dynamiques de la transition démocratique formelle (la société civile, les élections, l’alternance), ils notent aussi comment les raisons profondes de la révolution (les inégalités régionales et sociales aussi bien que la lenteur des réformes économiques et politiques) continuent à sévir et posent de sérieux défis à son avenir.