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Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet, Gérard Mauger (dir.), Le je, l’entre-soi, le nous dans les classes populaires

David Descamps et Agathe Foudi
Le je, l'entre-soi, le nous dans les classes populaires
Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet, Gérard Mauger (dir.), Le je, l'entre-soi, le nous dans les classes populaires, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, coll. « Champ social », 2023, 246 p., ISBN : 978-2-36512-331-0.
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Texte intégral

1À une époque où le développement de l’individualisme et du libéralisme a conduit à faire du respect de la « liberté individuelle » le sacro-saint principe de toute forme de relation sociale, l’ouvrage coordonné par les sociologues Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet et Gérard Mauger apparaît bien salutaire. Centré sur les classes populaires dans leur diversité de ressources et de statuts, il montre en effet, au travers des différentes contributions qui le composent, combien la conception de soi adaptée à ce principe résulte de structures socio-économiques qui travaillent la manière dont les individus s’appréhendent, appréhendent les autres ainsi que les relations qu’ils peuvent nouer avec eux. En mobilisant les notions de je, d’entre-soi et de nous, les contributions réunies dans l’ouvrage entreprennent ainsi d’« analyser les pratiques et les représentations des membres des classes populaires » (p. 7) et d’en objectiver les transformations. Elles partent pour cela de l’idée selon laquelle ces classes ont été affectées par le développement de logiques d’individualisation diverses.

2Comme le soulignent Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet et Gérard Mauger dans l’introduction, les différents travaux présentés disposent d’un fort étayage empirique. Certains reposent ainsi sur des monographies de ménages populaires issues de l’enquête collective Le « populaire » aujourd’hui, conduite entre 2014 et 2018 et financée par l’ANR ; d’autres sur des archives et récits autobiographiques, et d’autres encore sur des matériaux ethnographiques issus d’« entretiens et observations au long cours » (p. 17).

3D’un point de vue formel, les analyses produites sont réparties dans l’ouvrage suivant trois axes mis en évidence dès l’introduction.

  • 1 Ce concept vise à faire valoir une certaine capacité de résistance des classes populaires à la cult (...)
  • 2 Gérard Mauger indique par exemple que, « dans la mesure où les femmes occupent de plus en plus souv (...)

4L’enjeu du premier axe est d’éprouver la validité ou l’intérêt de concepts clés servant à l’analyse des pratiques et représentations des membres des classes populaires. Dans cette optique, Olivier Schwartz cherche à cerner la place dont disposent respectivement le je et le nous dans la culture ouvrière et à en analyser l’évolution à l’aune d’un examen diachronique des pratiques solitaires masculines dans et hors de la sphère du travail (colombophilie, pêche, activité de bricolage, mise à distance du collectif de travail). Il en dégage que, par rapport à ce que l’on observait dans les années 1960, les milieux populaires contemporains ont désormais érigé le je en « valeur explicite » (p. 34). Partant d’une analyse critique du concept d’« attention oblique »1 développé par Richard Hoggart, Olivier Masclet défend que le rapport des membres des classes populaires à la télévision – qui se caractérise selon lui par une « attention centrée » – contribue à modifier leur culture dans la mesure où il les oblige à se positionner par rapport au style de vie dominant. Gérard Mauger aborde ensuite les questions de la division sexuelle du travail et de l’éducation des enfants afin de saisir l’« actualité du familialisme populaire » (p. 61). Témoignant d’évolutions sensibles dans l’organisation des tâches au sein du couple ou dans l’investissement scolaire2, son étude fait tout de même ressortir une certaine « pérennité des investissements populaires dans la sphère familiale » (p. 62). Enfin, en mobilisant le concept de « quant-à-soi », Séverine Misset s’emploie à analyser comment l’individu procède pour « rester soi-même » (p. 87) lorsqu’il occupe un emploi subalterne. Les résultats auxquels elle aboutit confirment l’existence d’une hétérogénéité des classes populaires puisque leurs membres parviennent à « rester eux-mêmes » de différentes manières (en inscrivant leur engagement professionnel dans le registre de la vocation, en mettant des limites à la servitude, ou encore en s’échappant vers d’autres univers professionnels ou extra-professionnels) qui ne sont pas indépendantes des ressources (individuelles et/ou collectives) dont ils disposent.

5Le deuxième axe d’analyse porte sur les effets que les structures d’emploi et les politiques d’organisation du travail ont pu exercer sur les conceptions que la main-d’œuvre pouvait avoir d’elle-même et des autres. En investissant des terrains pourtant différents, Gérard Noiriel et Henri Eckert montrent sur ce point que les transformations qui ont frappé le monde du travail ont conduit à une fragmentation du nous ouvrier, voire à sa liquidation. Focalisée sur le bassin de Longwy, la contribution de Gérard Noiriel attribue l’effacement symbolique de ce collectif aux effets de segmentation de la population produits par de multiples transformations (immigration, croissance des effectifs de « cols blancs » notamment). Dans celle d’Henri Eckert, la fragilité du nous exprimé par les ouvriers du textile de la haute vallée de la Thur trouverait plutôt ses origines « dans la débâcle industrielle de la vallée » et dans leur « entrée dans la société de consommation » (p. 142). En rétrécissant la focale, Marie-Pierre Pouly produit une analyse dans laquelle elle met en évidence les propriétés – étonnamment contemporaines – du modèle de mobilisation de la main-d’œuvre adopté chez Tupperware dans les années 1960. Comme elle l’explique, ce modèle vise en effet à assurer l’investissement des salariées dans les tâches professionnelles demandées via la diffusion d’un ensemble d’incitations à « croire en soi, prendre soin de soi, parler de soi » (p. 148) – modèle qui préfigure de ce point de vue la dimension très individualisée du management actuel. L’auteure défend dans sa contribution que les effets d’un tel mode de gestion ont largement débordé la sphère de l’entreprise puisque l’individualisation qui caractérise cet univers de travail alimente le « sentiment que l’amélioration des conditions de vie dépend de soi-même » (p. 159).

6Le troisième et dernier axe développé dans l’ouvrage cherche à appréhender ce que la diffusion d’une « culture psychologique » fait aux membres des classes populaires. Sur ce point, le travail d’Anne-Marie Arborio et de Marie-Hélène Lechien fait apparaître que, dans les classes populaires stabilisées, l’appropriation du « registre psy » (p. 170) s’opère dans des lieux qui relèvent tant de la sphère publique que de la sphère privée. Les deux sociologues montrent alors que la psychologisation de l’expérience vécue par les membres de ces classes produit un renouvellement de certaines de leurs conduites, notamment en matière de gestion de l’autorité parentale, mais sans les mener pour autant à « intérioris[er] des grilles de lecture du monde et de soi individualisantes » (p. 197). Dans un tout autre domaine, celui des interventions socio-éducatives effectuées auprès des jeunes des milieux populaires rencontrant des difficultés psycho-sociales, la contribution d’Isabelle Coutant défend que le « travail de soi » (p. 203) auquel ces jeunes sont enjoints tend à « renforce[r] le pôle je de leur identité » (p. 210) mais qu’il s’accompagne aussi d’un « travail sur le pôle du nous » (p. 210) dont l’enjeu est de « remettre les parents dans leurs rôles, conformément aux conceptions occidentales contemporaines de la famille » (p. 209). Au regard des modalités au travers desquelles ces jeunes sont amenés à sortir de leur situation, la sociologue conclut à l’existence de transformations amenant les catégories populaires à se rapprocher culturellement des autres groupes sociaux.

7Finalement, l’ouvrage coordonné par Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet et Gérard Mauger présente des atouts indéniables pour quiconque souhaite approfondir sa connaissance des classes populaires contemporaines. L’assise empirique solide des différentes contributions permet en effet à leurs auteur·e·s de fournir des conclusions très fines et propices à révéler toute la complexité des effets exercés par l’extension des logiques d’individualisation sur les pratiques et représentations des membres de ces classes. Cela étant dit, sur le fond, nous avons trouvé dommage qu’aucune contribution n’ait spécifiquement interrogé l’influence des modes contemporains d’organisation du travail et de management. Néanmoins, notre principal regret est d’ordre formel. En effet, le découpage de l’ouvrage par axes, indiqué dans l’introduction, n’est malheureusement pas décliné ensuite au travers de parties distinctes qui auraient fourni aux lecteurs un cadre de lecture plus opératoire. De même, en donnant au dernier article de l’ouvrage, écrit par Gérard Mauger, le statut de véritable « conclusion » – ce qui pouvait se justifier par la réflexion méthodologique très générale qu’il engage sur le rapport du sociologue à ses enquêté·e·s –, Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet et Gérard Mauger en auraient mieux souligné l’intérêt spécifique et décisif. Car si le processus d’individualisation pousse tout un chacun à adhérer à l’idée selon laquelle nul ne se connaît mieux que lui-même, le sociologue doit toujours avoir à l’esprit combien il est difficile pour les individus de saisir les causes réelles de ce qu’ils font ou pensent et combien, même par un travail acharné, lui-même n’est jamais certain d’y parvenir avec succès.

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Notes

1 Ce concept vise à faire valoir une certaine capacité de résistance des classes populaires à la culture de masse véhiculée par les médias. Voir Hoggart Richard, The uses of literacy: aspects of working-class life with special references to publications and entertainments, London, Chatto and Windus, 1957.

2 Gérard Mauger indique par exemple que, « dans la mesure où les femmes occupent de plus en plus souvent des emplois pénibles, la dispense masculine de tâches familiales tend à s’atténuer » (p. 70).

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Pour citer cet article

Référence électronique

David Descamps et Agathe Foudi, « Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet, Gérard Mauger (dir.), Le je, l’entre-soi, le nous dans les classes populaires », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 juillet 2023, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/61758 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.61758

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