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Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, L’œuvre-vie d’Antonio Gramsci

Stéphane Olivesi
L'oeuvre-vie d'Antonio Gramsci
Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini, L'oeuvre-vie d'Antonio Gramsci, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2023, 600 p., ISBN : 978-2-348-04480-9.
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Texte intégral

1En intitulant leur ouvrage L’œuvre-vie d’Antonio Gramsci, Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini engagent un postulat qui a valeur de principe méthodologique. L’œuvre de Gramsci ne peut être appréhendée et comprise séparément de la vie « grande et terrible » de son auteur. Et l’on pourrait renverser la proposition : la vie de cet intellectuel-acteur atypique suit le dessein d’une œuvre théorique et politique qui en fixe la destinée. Ainsi, les auteurs nous invitent à parcourir patiemment le fil de l’œuvre en contextualisant chaque texte et en recoupant les différents écrits dont on dispose à présent, sous l’effet des recherches les plus récentes. Ce faisant, la dimension biographique de l’ouvrage se subordonne à cet effort d’exégèse linéaire de l’œuvre. L’ouvrage s’ordonne d’ailleurs selon un plan en trois parties directement déduit de la vie de Gramsci. La première partie couvre la période allant de 1911 (date de son arrivée à Turin) à 1919, période qui correspond à une phase de formation intellectuelle de Gramsci et à son apprentissage du socialisme. La deuxième partie couvre les années 1919-1926, durant lesquelles Gramsci devient un dirigeant politique, participe à la fondation du PCI, part vivre en Russie, rencontre sa femme, puis se faire élire député. La troisième et dernière partie couvre les années de prison, de 1926 à sa mort en 1937. Plus longue sous l’angle temporel, elle est aussi la plus riche intellectuellement, si l’on en juge par l’œuvre élaborée durant ces sombres années.

2La première partie de l’ouvrage compte six chapitres, présentant les années de formation de Gramsci mais surtout ses premiers engagements publics de journaliste et de militant politique. Les auteurs renouent avec le cheminement de Gramsci et clarifient les rapports aux diverses œuvres culturelles et théoriques qui ont pu jouer un rôle circonstanciel ou plus structurel dans la formation politique et intellectuelle du jeune révolutionnaire. Gramsci s’oppose à la fois à une sorte de fatalisme qui découle d’une lecture déterministe de l’œuvre de Marx et à la croyance dans une science économique prédictive. D’ailleurs, durant cette période, le socialisme de Gramsci ne repose pas sur un rapport direct et très explicite à la pensée de Marx. Il se nourrit davantage d’œuvres telles que celles de Croce et de Gentile, qui façonneront l’élaboration de « son » marxisme. C’est, progressivement, à partir de l’été 1917 et dans le sillage des événements de Russie, que Gramsci investit l’œuvre de Marx et élargit sa conception du monde à la nouvelle donne géopolitique résultant de la fin de la guerre et de la révolution d’Octobre.

3Dans la deuxième partie de l’ouvrage, les auteurs commencent par ressaisir le contexte intellectuel et politique de l’immédiat après-guerre en Italie, notamment autour de la création du journal L’Ordine nuovo, dont Gramsci devient le secrétaire de rédaction et qui, plus qu’un journal, fonctionne alors comme un outil d’agitation de la population ouvrière turinoise. La pensée de Gramsci, matérialisée dans ses écrits journalistiques et militants, se confronte essentiellement à trois enjeux : la mobilisation des ouvriers au sein des usines, l’affirmation d’un nouveau parti à l’image de L’Ordine nuovo, et les luttes contre les fascistes. Cette courte période, comprise entre les premiers mois de 1919 et juin 1922, précède son départ pour la Russie. Il y séjournera un an et demi en qualité de représentant du parti italien. De cette période, outre un entretien avec Lénine, déjà affaibli, la rencontre avec Eugenia Schucht, puis celle de sa sœur Giulia, mère de ses deux fils, constituent les éléments biographiques les plus marquants. À la fin de l’année 1923, ne pouvant rentrer directement en Italie, Gramsci rejoint le bureau de Vienne, où il lance le projet d’un nouveau journal intitulé L’Unita, cherchant à fédérer au-delà des seuls communistes. En avril 1924, il est élu député et, bénéficiant à ce titre d’une immunité parlementaire, rentre enfin en Italie pour s’engager dans une lutte contre le gouvernement fasciste. Un an et demi plus tard, le régime fasciste suspend les dernières libertés et fait arrêter les députés communistes n’ayant pas pu quitter l’Italie. Durant cette période, le militant actif s’est transformé en dirigeant politique, ceci sans jamais abandonner la théorie de sa pratique locale, mais en expérimentant aussi les contradictions du régime soviétique et de l’Internationale communiste.

  • 1 Une nouvelle édition est d’ailleurs actuellement en préparation.

4La troisième et dernière partie de l’ouvrage couvre les années de prison et, évidemment, la rédaction des célèbres Cahiers de prison qui constitueront rétrospectivement l’essentiel de l’œuvre théorique de Gramsci. Le dessein qui anime cette entreprise n’a rien d’évident. Ces cahiers sont plus que de simples notes ou réflexions personnelles mais ils sont moins qu’un projet de livre cohérent. Leur absence de finalité éditoriale directe conduirait à les appréhender comme des exercices spirituels et critiques permettant à Gramsci à la fois de synthétiser ses connaissances, d’approfondir sa réflexion et d’élaborer sa propre pensée critique en vue d’une diffusion ultérieure. Comme le rappellent les auteurs, ces cahiers ne peuvent aujourd’hui être lus sans voir qu’ils ont activement participé à la construction de la figure mythique de Gramsci et que leur édition ne va pas sans soulever d’épineux problèmes1. Plus essentiel, ils ne peuvent être lus sans tenir compte du fait que Gramsci se savait lu par ses geôliers, voire par Mussolini, qu’il s’adressait à mi-mot à des camarades sous influence, et qu’en conséquence ses écrits faisaient l’objet d’une autocensure permanente et d’un jeu complexe de cryptage.

5Au fil de cette troisième partie, après avoir accordé une place significative à la correspondance de Gramsci et aux difficiles liens qu’il entretenait avec des proches de plus en plus distants sous l’effet de son incarcération et du contexte politique, les auteurs suivent l’élaboration de sa pensée de manière relativement linéaire et chronologique. On revisite ainsi les principaux concepts gramsciens (philosophie de la praxis, hégémonie, guerre de position…), mais au lieu d’en proposer une simple exégèse, centrée sur leur signification intrinsèque, les auteurs saisissent leur genèse sur la base d’un travail d’archéologie visant à exhumer les strates de leur élaboration, les moments de leur apparition, leurs reprises et leurs rectifications.

  • 2 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63, (...)

6Avec cet ouvrage sur Gramsci, les auteurs nous livrent « un récit fondé sur une lecture intégrale, diachronique et historicisée » (p. 531). À l’actif de cette entreprise, on retiendra les nombreux éclairages contextuels apportés sur l’élaboration de certains de ses concepts, une meilleure compréhension de l’écriture des célèbres Quaderni, et un renouvellement du regard sur le caractère très singulier de ce personnage, théoricien et praticien, philosophe et acteur politique. L’évidence du découpage en trois grandes périodes et le choix de méthode laissent cependant entrevoir des zones d’ombre. En effet, la volonté d’objectivité textuelle conduit à passer sous silence les années de jeunesse, en Sardaigne, de celui qui accordera une place essentielle à la question du Mezzogiorno. Par extension, elle revient à supposer que son marxisme quelque peu atypique ne s’explique pas par son enracinement populaire ou par les difficultés familiales endurées, et que ses réflexions autour de la culture populaire et de la « subalternité » ne prennent pas leur source dans ce patrimoine d’expérience que constituent les premières années de la vie. Plus généralement, le parti-pris méthodologique retenu revient à imbriquer les écrits et la vie sans véritablement objectiver sociologiquement l’auteur ou prendre en compte les atermoiements et les incohérences d’un sujet confronté à une destinée pour le moins singulière. Il réactive, de ce fait, certains travers de « l’illusion biographique »2 au point de faire parfois apparaître Gramsci comme une sorte de héros hégélien.

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Notes

1 Une nouvelle édition est d’ailleurs actuellement en préparation.

2 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63, 1986, p. 69-72.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphane Olivesi, « Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, L’œuvre-vie d’Antonio Gramsci », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 août 2023, consulté le 21 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/61860 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.61860

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