1Depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022, les publications pour éclairer l’histoire récente du monde post-soviétique et analyser les dynamiques du conflit se multiplient. On peut citer, dans des registres bien différents, Jamais frères ? d’Anna Colin-Lebedev, Et si l’Ukraine libérait la Russie ? d’André Markowicz, Poutine, historien en chef de Nicolas Werth, et plus récemment Quand nous nous sommes réveillés de Luba Jurgenson. Dominique Colas, spécialiste de la pensée léniniste et de l’histoire politique de l’URSS, aborde cette question à partir d’un motif singulier : les destinées divergentes des statues de Lénine, depuis l’effondrement du bloc de l’Est. Quand en Russie et Biélorussie, elles continuaient d’être entretenues, voire célébrées dans la continuité du passé soviétique, elles ont été peu à peu mises à bas en Ukraine dès 1991, et de manière plus systématique depuis 2014. À travers l’histoire de ces statues, le soviétologue révèle le profond conflit mémoriel qui oppose Ukraine et Russie : il s’appuie tour à tour sur sa fine connaissance du monde et de l’histoire soviétique, une étude détaillée du sort de nombreuses statues de Lénine, et l’analyse de l’idéologie poutinienne, pour mettre en lumières les ressorts de l’actuelle guerre d’invasion russe.

2Le premier chapitre se présente comme un état des lieux qui pose les principaux jalons du reste de l’ouvrage. Dominique Colas distingue deux espaces : en Russie, Biélorussie, ainsi que dans les territoires sous contrôle russe comme le Donbass, la Crimée et la Transnistrie, les statues de Lénine ne sont pas menacées. En Ukraine, à l’inverse, près de 5500 statues ont été détruites (on parle de leninopad en ukrainien), et depuis le dernier déboulonnage à Zaporijjia en 2016, plus un seul Lénine ne reste debout. La figure de Lénine se construit alors comme un terrain d’affrontement qui cristallise les mémoires divergentes de la période soviétique. Pour Vladimir Poutine, ces renversements relèvent de l’absurde, dans la mesure où Lénine serait « l’auteur et l’architecte » de l’Ukraine, comme il l’affirmait le 21 février 2022. À l’inverse, les Ukrainiens voient en Lénine « l’un des symboles de l’impérialisme russe » (p. 25).

3Pour expliquer le conflit mémoriel dont témoignent les gestes de leninopad, Dominique Colas retrace dans le second chapitre les histoires croisées de l’Ukraine et de la politique de Lénine, en exposant son approche des revendications nationales à géométrie variable. En effet, si Lénine répète à de nombreuses reprises le droit à l’autonomie des peuples et soutient le combat des nations opprimées, il le subordonne, en pratique, à l’internationalisme de la lutte prolétarienne. En cela, à partir de 1917, il met tout en œuvre « pour intégrer l’Ukraine à la Russie soviétique » (p. 40), et multiplie les interventions dans la politique ukrainienne, afin d’imposer le parti bolchevik au pouvoir, ce qui revient, in fine, à garantir son union à la Russie. Lénine instaure ainsi peu à peu une domination de type colonial entre la Russie et l’Ukraine, qu’il réduit « au rang de grenier à céréales et de réservoir de charbon et de sel » (p. 46) de l’URSS. Lors de la famine de 1921-1922, il réquisitionne les productions agricoles ukrainiennes pour nourrir la population russe, y compris par la violence, et fait du Donbass le poumon de l’industrialisation de la Russie. Si la Constitution de l’URSS affirme en 1924 que « chacune des Républiques fédérées conserve le droit de quitter librement l’Union », la centralisation du pouvoir aux mains du Parti vise à prévenir toute velléité d’autonomie. Dominique Colas conclut : les statues de Lénine ne célèbrent donc pas l’acte de naissance de la nation ukrainienne, elles sont plutôt à « l’effigie du colonisateur communiste russe » (p. 56) et « constituent un signe de rattachement à la tradition de l’URSS » (p 57).

4Le troisième chapitre s’arrête alors sur l’histoire du culte de Lénine, encouragé de son vivant dans le cadre d’une politique de remplacement de la symbolique tsariste. Ce dernier s’est construit une image travaillée, mise en scène et soutenue par une iconographie officielle. La plupart des statues s’inspirent de photographies restées célèbres, et les sculpteurs ont pour mission de s’en tenir à cette imagerie imposée. À la mort de Lénine, son mausolée sur la place Rouge devient la pierre angulaire de son culte et scande toute l’histoire de l’URSS. Les Lénine de pierre incarnent à eux seuls la politique mémorielle de l’Union soviétique : l’année 1970 centenaire de sa naissance, « marque l’apogée de son culte » (p. 90), et aucune autre grande figure ne connait la même vénération, tandis que les statues de Staline sont détruites à partir du début des années 1960, soit moins d’une dizaine d’années après sa mort. Depuis l’effondrement de l’URSS, les statues de Lénine en Russie sont préservées et inscrites aux Monuments historiques, ce qui permet à Poutine de s’attirer les bonnes grâces des nostalgiques de l’époque soviétique. Seuls quelques actes militants isolés appellent au déboulonnage. En Biélorussie, l’opposition au pouvoir de Loukachenko se cristallise autour du drapeau blanc et rouge, et non des statues de Lénine. En Ukraine, au contraire, les autorités soutiennent une vaste politique de « décommunisation » à partir de la révolution de Maïdan en 2014. Elle se traduit par une série de lois mémorielles, qui interdisent notamment toute propagande communiste : rues et villes sont débaptisées, les Lénine systématiquement renversés et remplacés par des autels à la patrie, des monuments aux morts de Maïdan, ou des statues qui célèbrent des figures ukrainiennes. Cette « guerre des monuments » (p. 116) se fait l’écho de mémoires russes et ukrainiennes « irréconciliables » (p. 111), comme le révèle par exemple le débat, de part et d’autre de la frontière, sur la qualification de l’Holodomor, la grande famine en Ukraine au début des années 1930, comme « génocide ».

5Cela conduit ainsi Dominique Colas à revenir sur les réécritures de l’histoire défendues par le régime poutinien, qui forment autant de justifications à son impérialisme militarisé et à son ethno-nationalisme dont la guerre en Ukraine incarne le visage le plus récent et le plus éloquent. À l’inverse d’autres anciennes républiques socialistes soviétiques qui ont connu un véritable renouveau après l’effondrement de l’URSS, Dominique Colas constate une certaine continuité politique en Russie, faite de verticalité et d’autoritarisme. Cette continuité est aussi mémorielle : avec la réforme de la Constitution votée en 2020, Vladimir Poutine entérine une histoire officielle et patriotique qui célèbre la destinée millénaire d’une Russie chrétienne, incluant Ukraine et Biélorussie, dont la période soviétique ne constitue qu’un maillon. Les crimes en sont volontairement occultés, et l’émergence de récits historiques alternatifs rendue impossible. Aux yeux de Dominique Colas, cette mainmise sur le passé repose sur une politique répressive bafouant l’État de droit – avec une justice aux mains du pouvoir, comme l’illustre le sort réservé à l’opposant Alexeï Navalny –, et sur la censure d’une société civile quasi-inexistante – l’ONG Memorial, qualifiée « d’agent de l’étranger » depuis 2014, a été par exemple dissoute en décembre 2021. Le récit patriotique et ethno-nationaliste de Vladimir Poutine, qui fige la Russie autour de ce peuple russe millénaire, vise alors à « nie[r] l’Ukraine comme État souverain » (p. 134). Cette analyse du soviétologue s’appuie en particulier sur une lecture resserrée du long texte du président russe intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », publié en juillet 2021.

6Enfin, Dominique Colas montre comment le régime poutinien donne corps à sa lecture de l’histoire, en cultivant une mémoire « ostensiblement militarisée et chrétienne orthodoxe » (p. 147), qui fait du communisme un moment du christianisme. Lénine s’insère ainsi dans cette trame, comme une figure parmi d’autres, alors que se multiplie ces dernières années l’inauguration de monuments commémorant tour à tour Pierre le Grand, Alexandre I^er, Alexandre III, Alexandre Nevski ou Vladimir I^er.

7L’analyse historique riche et précise du rôle de Lénine en Ukraine comme de sa mémoire, au temps de l’URSS et depuis sa dislocation s’incarne ainsi à travers le destin des nombreuses statues à son effigie, souvent reproduites dans le livre, qui éclairent, sur le temps long, les dynamiques complexes et les lignes de force du conflit actuel. Cet ouvrage apporte une compréhension fine des aspirations ukrainiennes et met en perspective les lectures du passé prônées par le Kremlin. On regrettera peut-être simplement sa construction parfois circulaire, qui entraîne quelques redites, mais dont le mérite reste de souligner les principaux axes de la démonstration.