
Texte intégral
1En 2012, dans l’optique de révéler « une logique globale qui organise la société, jusque dans ses moindres recoins » (p. 7), Isabelle Clair proposait de chausser les « lunettes du genre » pour percevoir « autrement l’ordre social » (p. 8). Sa Sociologie du genre figurait alors parmi les premiers ouvrages français de synthèse sur cette question. Depuis, les travaux menés au prisme du genre se sont multipliés et une abondante littérature est venue étoffer le rayon des savoirs sur le sujet. Cette réédition est donc l’occasion de revenir sur le texte de 2012 afin de tenir compte de cette « irrésistible dynamique » (p. 6) caractérisée par le développement exponentiel de la recherche sociologique sur le genre en France – développement que l’autrice estime d’ailleurs particulièrement stimulée par les « effets de savoir et de conscientisation féministe du mouvement #MeToo » (p. 6).
- 1 Ces débats ont été initiés dans les années 1970-1980 et se poursuivent encore aujourd’hui.
2Sous la forme d’une synthèse étayée par de nombreux travaux – empiriques comme plus théoriques –, Isabelle Clair envisage de décortiquer le concept de « genre » à l’aune des principaux enjeux qu’il soulève. Elle considère toutefois que s’intéresser à ce seul concept, tel qu’il est compris aujourd’hui et sans le mettre en perspective avec les concepts antérieurs dont il est l’héritier, ne permettrait pas d’offrir un panorama suffisamment intelligible pour le lectorat. En ce sens, elle s’attache aussi à en restituer les conceptualisations antérieures, dans l’intention de satisfaire une double ambition : présenter une synthèse globale du concept de « genre », tout en excavant la généalogie de sa formation. Tout compte fait, en exposant les débats qui ont émaillé la recherche sur le genre en France1, elle inscrit le concept dans son historicité, ce qui facilite la compréhension des principaux points d’achoppement actuels.
3Par ailleurs, déjà en 2012, un des intérêts de l’ouvrage résidait dans l’idée de dévoiler des rapports de genre jusque-là demeurés masqués. Isabelle Clair affirmait ainsi l’impérieuse nécessité d’analyser les phénomènes sociaux au prisme du genre, notamment parce que le concept devait permettre de révéler « un angle mort que les autres lunettes sociologiques ne savent pas réfléchir » (p. 7). Dans cette optique, l’ouvrage rend compte des formes successives que ces lunettes du genre ont pu emprunter, depuis la « monture de départ » (p. 5) jusqu’à ses formes ultérieures et actuelles. Pour cela, l’autrice s’est focalisée sur « la production sociologique francophone et très souvent française » (p. 9), en prenant le parti de proposer une sociologie du genre plutôt qu’un manuel d’études sur le genre. Si les approches pluridisciplinaires sont salutaires, elle estime nécessaire de sortir d’une « explication du genre par le genre » en partant « des usages du genre qui ont cours en sociologie » pour « en comprendre la genèse dans une temporalité et un espace circonscrits » (p. 9). Toutefois, bien qu’elle défende cette prééminence de la sociologie, son ouvrage n’en reste pas moins nourri des apports d’autres disciplines (histoire, science politique, anthropologie, philosophie). Elle estime ainsi qu’il serait « impossible de développer un propos compréhensible sur le genre sans recourir à d’autres disciplines que la sociologie ni à d’autres espaces géographiques et culturels que la France » (p. 9).
- 2 Guionnet Christine, « Isabelle Clair, Sociologie du genre. Colin, Paris, coll. “128”, 2012, 128 pag (...)
- 3 Martin-Mombert Olivier, « Isabelle Clair, Sociologie du genre », Lectures [En ligne], mis en ligne (...)
- 4 Mathieu Marie, Ruault Lucile, « À propos du livre Sociologie du genre, d’Isabelle Clair, Paris, Arm (...)
4Certaines recensions de l’édition précédente soulignaient déjà que l’ouvrage proposait « une analyse sociohistorique des recherches sur le genre et de leurs débats internes »2, quand d’autres saluaient sa « capacité à rendre compte de la variété des approches » au sein d’une « synthèse méticuleuse et très maîtrisée »3 ou son aptitude à donner « un aperçu clair d’un champ complexe en évolution continue »4. Ces constats s’appliquent toujours à cette deuxième édition. Toutefois, comme Isabelle Clair le précise elle-même, la nouvelle mouture de l’ouvrage a pour intention de mettre l’accent sur « l’émergence de nouveaux objets », « le développement de certains domaines en particulier », « la traduction et l’appropriation de théories auparavant plus confidentielles », et surtout « l’approfondissement de la perspective intersectionnelle » (p. 6). Ainsi, si la première partie propose un « exposé proche », bien qu’étoffé de « recherches historiographiques et réflexives récentes » (p. 6), d’importantes modifications ont été engagées à d’autres endroits. En regard de l’édition antérieure, nous proposons donc ici de mettre en lumière quelques-uns de ces nouveaux apports.
- 5 « III. Un « cache-sexe » ? » in Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. (...)
- 6 L’autrice admettait que le « genre » pouvait « masque[r] les spécificités du sexe comme catégorie d (...)
- 7 « IV. Du genre et des hommes » in Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p (...)
- 8 Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 89.
- 9 En considérant notamment que la recherche féministe a tout intérêt de tenir compte de ce que le gen (...)
- 10 Parmi ces idéaux-types masculins figure notamment le concept de « masculinité hégémonique ».
- 11 Parmi lesquels Masculinities, l’ouvrage majeur de Raewyn W. Connel, paru en 1995 mais seulement tra (...)
- 12 Connell Raewyn W. & Messerschmidt James W, « Faut-il repenser le concept de masculinité hégémonique (...)
5En premier lieu, une modification intervenue dans le quatrième chapitre interpelle. Dans la première édition, une troisième partie5 interrogeait les incidences que la « cohabitation » des mots « genre » et « sexe » pouvait avoir sur le terme même de « sexe »6. Une quatrième partie7 abordait quant à elle le double processus en marche dans les études de genre : l’arrivée notable d’hommes producteurs de savoirs et l’essor des travaux sur les « hommes en tant qu’hommes »8. Rassemblant ces considérations en une seule nouvelle partie désormais intitulée « Du genre, des hommes cis et des masculinités » (p. 78), Isabelle Clair poursuit cette interrogation sur la place qu’occupent les hommes dans la recherche sur le genre et l’enrichit notamment en développant le concept de « configuration de masculinité » (p. 81) proposé par Raewyn W. Connell. Reconnaissant que ce concept a occasionné des « ruptures »9 (p. 81), elle estime qu’il présente surtout l’intérêt d’une « mise en intelligibilité de rapports de pouvoir au sein du groupe des hommes, ainsi qu’entre hommes et femmes, à propos de ce qui relève, selon les contextes, du féminin et du masculin » (p. 81-82). Détaillant les différents idéaux-types masculins10 décrits par Connell, elle précise que cette théorie sociologique a « de réelles vertus descriptives » (p. 82) puisqu’elle interroge « ce que l’essentialisme pose comme une évidence » (p. 82-83). Elle reconnait donc que ces travaux11 ont ouvert un nouveau champ de recherche en s’intéressant à « la façon actuellement la plus reconnue d’être un homme »12.
- 13 Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 98.
- 14 Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 97.
6Par ailleurs, d’autres modifications majeures caractérisent cette nouvelle édition. Alors qu’il était intitulé « Ce que le genre fait aux objets sociologiques », le cinquième chapitre devient « Ce que le genre fait aux objets et aux méthodes sociologiques » (p. 89). En le remaniant complètement, Isabelle Clair prend acte de la récente profusion d’enquêtes de terrain qui adoptent la focale du genre. En 2012, elle estimait que le corpus publié à propos des méthodes utilisées pour enquêter sur le genre était « encore relativement mince »13. Cependant, elle notait déjà que le foisonnement des travaux sur le genre traduisait une volonté de « faire entrer le regard ethnographique dans l’accomplissement quotidien de la fabrique du genre »14. Si elle considère que cet enjeu est toujours d’actualité, elle note également que les objets où la focale du genre est couramment adoptée n’ont eu de cesse de s’élargir. Plutôt que de les égrener, l’autrice prend acte de la fécondité de ce champ de recherche et de l’« élargissement continu de ses objets » (p. 95). Elle admet ainsi qu’il est aujourd’hui difficile de « restituer de manière exhaustive les objets qui ont été plus récemment investis en sociologie du genre » (p. 95), tout en portant une attention particulière aux « analyses centrées sur les corps » (p. 95), à la vitalité de la production éditoriale qui renouvelle la pensée écoféministe, ou encore à l’étude du mouvement féministe et de ses acteur·rice·s.
- 15 Intitulée « Genre, classe, race : quelle articulation ? ».
- 16 D’après ses critiques, cette lecture matérialiste imposerait de « hiérarchiser les rapports de domi (...)
7Enfin, nous souhaiterions ici souligner une dernière nouveauté de cette deuxième édition. Dans la précédente, Isabelle Clair terminait son dernier chapitre par une partie dédiée à la question de l’articulation entre le genre, la classe et la race15. Dans cette nouvelle version, une partie a été insérée dans l’intention d’aller « au-delà du triptyque » (p. 113). L’autrice y remarque que la lecture matérialiste16 s’oppose désormais à « une pensée de l’hétérogénéité des rapports de domination, en termes de configurations de pouvoir, qui ouvrent sur une liste indéfinie et donc potentiellement infinie » (p. 113-114). Elle y souligne aussi que « le clivage cis/trans est également désormais un peu présent dans les travaux », ce qui contribue à un renouvellement de « la réflexion sur l’hétérogénéité du groupe des femmes » (p. 114). Pour finir, elle pointe que l’intersectionnalité a fait l’objet de réceptions différenciées en France et qu’un « flou » (p. 115) tend à se maintenir lorsqu’il s’agit de préciser en quoi consiste une recherche intersectionnelle. L’adjonction de cette partie met donc à jour l’ouvrage en l’alimentant des débats récents qui animent le champ des études sur le genre.
- 17 Bien entendu, nous avons ici effectué des choix pour ne souligner que les apports qui nous auront p (...)
8En définitive, Isabelle Clair réussit à produire un véritable « état des lieux » de la sociologie du genre. Parce qu’il déborde d’une multitude de références, l’ouvrage est dense et couvre une vaste étendue des productions sur la question. Pour autant, il n’en reste pas moins précis et judicieusement organisé. Certes, l’approche est fortement ancrée dans la discipline sociologique mais elle n’est jamais vraiment déconnectée des autres disciplines, ce qui limite le « risque de relativiser certaines dynamiques pluridisciplinaires » (p. 9). S’il ne fallait établir qu’un constat17, ce serait peut-être que l’ouvrage – qu’il soit lu par un lectorat chevronné, militant ou académique, ou tout simplement profane et désireux d’en apprendre plus sur la question – permettra à qui le souhaite de trouver matière à réflexion. En somme, il offre la possibilité de chausser les lunettes du genre de façon confortable pour toutes celles et ceux qui désirent ouvrir leur regard sur un outil conceptuel que l’on peut difficilement occulter aujourd’hui.
Notes
1 Ces débats ont été initiés dans les années 1970-1980 et se poursuivent encore aujourd’hui.
2 Guionnet Christine, « Isabelle Clair, Sociologie du genre. Colin, Paris, coll. “128”, 2012, 128 pages. » Travail, genre et sociétés, vol. 31, n° 1, 2014, p. 199-201.
3 Martin-Mombert Olivier, « Isabelle Clair, Sociologie du genre », Lectures [En ligne], mis en ligne le 22 juin 2012 et disponible à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/lectures/8764.
4 Mathieu Marie, Ruault Lucile, « À propos du livre Sociologie du genre, d’Isabelle Clair, Paris, Armand Colin, coll. “128/Sociologies contemporaines”, 2012 », Mouvements, vol. 77, n° 1, 2014, p. 157-164.
5 « III. Un « cache-sexe » ? » in Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 86.
6 L’autrice admettait que le « genre » pouvait « masque[r] les spécificités du sexe comme catégorie d’analyse » et permettait de rendre « “respectable” le discours à son sujet » in Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 88.
7 « IV. Du genre et des hommes » in Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 88.
8 Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 89.
9 En considérant notamment que la recherche féministe a tout intérêt de tenir compte de ce que le genre produit sur les hommes et sur les configurations de la masculinité.
10 Parmi ces idéaux-types masculins figure notamment le concept de « masculinité hégémonique ».
11 Parmi lesquels Masculinities, l’ouvrage majeur de Raewyn W. Connel, paru en 1995 mais seulement traduit en France en 2014 : Connell Raewyn W., Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Amsterdam éditions, 2014.
12 Connell Raewyn W. & Messerschmidt James W, « Faut-il repenser le concept de masculinité hégémonique ? : Traduction coordonnée par Élodie Béthoux et Caroline Vincensini », Terrains & travaux, vol. 27, n° 2, 2015, p. 151-192.
13 Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 98.
14 Clair Isabelle, Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 97.
15 Intitulée « Genre, classe, race : quelle articulation ? ».
16 D’après ses critiques, cette lecture matérialiste imposerait de « hiérarchiser les rapports de domination entre eux » (p. 113). Elle se retrouve notamment dans les travaux de Danièle Kergoat, une sociologue matérialiste française, qui faisait partie du Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail (GEDISST) et qui a publié des ouvrages comme Les Ouvrières (1982) ou Se battre, disent-elles (2012).
17 Bien entendu, nous avons ici effectué des choix pour ne souligner que les apports qui nous auront paru essentiels dans cette nouvelle édition.
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Référence électronique
Nolwenn Veillard, « Isabelle Clair, Sociologie du genre », Lectures [En ligne], Les rééditions, mis en ligne le 27 septembre 2023, consulté le 11 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/lectures/62075 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.62075
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