Une histoire des « grands systèmes de sociologie »

4L’une de ces grandes transformations, c’est le déclin de la religion, face auquel la « première génération » de sociologues (Saint-Simon, Comte, Tocqueville) « cherche une religion de remplacement ou essaie de sauver ce qui reste des religions anciennes » (p. 87), tandis que la « deuxième génération » (Durkheim, Pareto, Tönnies, Weber) élabore une sociologie des religions. D’autres transformations, comme l’individualisme et l’égalitarisme, bouleversent aussi les communautés traditionnelles, les villes, les familles et les corporations, fournissant à la sociologie une matière inépuisable. Les formes de la vie sociale perdent en évidence et apparaissent dans une étonnante diversité que n’épuisent ni l’économie ni la philosophie politique.

5Pendant la première moitié du XIXème siècle, la sociologie naissante épouse « trois tendances idéologiques et politiques » (p. 156) : le positivisme (Saint-Simon), le libéralisme (Tocqueville) et le socialisme (Marx). Ces pensées proto-sociologiques « sont des philosophies sociales ou des philosophies de l’histoire bien plus que des sciences » (p. 160), mais on y décèle l’idée proprement sociologique que « le social » est, indépendamment de l’économie et de la politique, une force historique majeure. Selon Aron, la sociologie ne devient une science qu’avec la génération de Durkheim, Weber et Pareto. Elle oscille depuis entre un pôle philosophique et un pôle scientifique.

6Tout au long de ces deux années de cours, Aron s’intéresse ainsi aux mêmes auteurs que dans Les étapes de la pensée sociologique. Par ordre d’importance dans son propos : Marx, Weber, Pareto, Durkheim, Tocqueville, Comte, Montesquieu. Le premier jouit d’une attention particulière. Aron consacre ainsi quatre leçons à Marx, puis quatre autres à la critique de Marx par Pareto et par Weber. Il admire la puissance conceptuelle de Marx et son ambitieuse « théorie sociologique du capitalisme » (p. 167), alliant « une sociologie, une économie et une critique morale et historique du capitalisme » (p. 176). La pensée marxiste, remarque à juste titre Serge Paugam dans sa préface, est donc le fil conducteur de la première année de cours.

Sociologie et économie

7Dans Les étapes de la pensée sociologique, Aron définissait la sociologie des « classiques » (Pareto, Durkheim, Weber) par rapport à la religion. Trois ans plus tard, il choisit de mettre la sociologie en regard de la « science économique », qu’il tient en haute estime. Selon lui, « toutes les théories sociologiques se sont définies au moins partiellement par leur rapport à la connaissance économique » (p. 171).

8Cette mise en regard est assez critiquable. D’abord, elle paraît un peu arbitraire, car elle vaut surtout pour Pareto et Weber. Ensuite, elle pare l’économie d’une scientificité exagérée, même si Aron rappelle les critiques épistémologiques dont cette discipline fait l’objet (réductionnisme, irréalisme). Enfin, cette comparaison donne de la sociologie l’image assez négative d’une pseudo-science incapable de formuler « une théorie complète de la société comparable à la macroéconomie » (p. 338), note à regret Aron, chez qui le philosophe perce toujours derrière l’historien et le sociologue. On pourrait se réjouir de ce renoncement à la grande théorie totalisante et y voir un signe de maturité scientifique, mais Aron n’y voit que refus des discussions théoriques et immaturité. Il note que « le progrès du savoir a amené, pour ainsi dire, à renoncer à ce qui est tellement fascinant dans le marxisme, c’est-à-dire l’unification en un même système conceptuel de la pensée économique abstraite et de l’analyse sociologique concrète » (p. 176). Cette idée que le progrès des sciences sociales complique la production de connaissances systémiques ne manque pas d’intérêt, et il est regrettable qu’Aron ne s’y arrête pas.

Une crise de la sociologie ?

9Durant sa deuxième année de cours, Aron se penche sur « la crise de mai-juin 1968 pour essayer de voir comment cette crise a conduit à une crise de la sociologie ou tout au moins à une crise des sociologues » (p. 272). Occupés à montrer que la société se reproduit, les sociologues ne peuvent ni prévoir de telles crises ni en donner une explication d’ensemble, nous dit Aron. Parce que « la sociologie ne dispose pas d’une théorie générale du changement social » (p. 283), ces moments deviennent alors des moments de contestation des théories sociologiques établies, et par extension des moments de crise de la sociologie. Les sociologues font l’objet de critiques de la part des partisans de la transformation sociale, qui les accusent de conservatisme.

11Quatre longues leçons montrent ensuite que Talcott Parsons n’est pas parvenu à élaborer un vocabulaire scientifique commun à tous les sociologues et ne s’est donc pas hissé à la hauteur de ses maîtres, Pareto et Weber. La deuxième année de cours se conclut ainsi sur ce constat : au début des années 1970, « il n’y a pas de sociologue comparable à Pareto, Durkheim ou Max Weber » (p. 416). Ce qui existe, c’est un gigantesque effort collectif non moins intéressant, mais dont Aron ne restitue ni la finesse ni la diversité.

Des cours parcellaires et datés

13Ces deux années de cours de Raymond Aron au Collège de France sont très claires et pédagogiques. Elles résument notamment la critique marxiste de l’économie politique de manière éclairante, et donnent un bon aperçu des prodromes de la sociologie moderne. Les quatre leçons transcrites en langage télégraphique sont cependant difficiles à déchiffrer, et les remarques d’Aron sur ses contemporains sont souvent allusives. Si l’on cherche un ouvrage d’introduction aux fondateurs de la discipline, mieux vaut se tourner vers l’ouvrage classique de Robert Nisbet ou vers Les étapes de la pensée sociologique.

14Les historiens des idées regretteront quant à eux le peu d’éclairage sur la méthode d’Aron, son milieu professionnel, son rapport au journalisme et à l’actualité, ses engagements politiques et sa formation. On apprend que Max Weber aurait possédé toute la collection de L’Année sociologique (p. 232) et qu’Aron a forgé le concept de « sociodicée » (p. 408). Revenant sur Les étapes de la pensée sociologique, Aron fait aussi cet aveu, pour le moins déroutant de la part d’un scientifique de sa stature : « Parce que Parsons avait voulu montrer que ces trois auteurs [Pareto, Durkheim et Weber] avaient dit la même chose, je me suis donné l’objectif opposé, je me suis efforcé de démontrer qu’ils avaient dit tout autre chose » (p. 402). Mais les confidences et les apartés restent assez rares. Si le premier cours revient sur le cheminement intellectuel d’Aron et son intérêt pour l’histoire, le reste du propos est professoral et distant. L’ensemble manque d’auto-réflexivité, de chair et du côté « recherche en train de se faire » qui fait habituellement le sel des cours au Collège de France.

15On pourra même trouver ces leçons assez scolaires, et d’autant plus datées que la sociologie s’est incroyablement épanouie depuis cinquante ans. Aron connaît bien ses classiques, mais ne renouvelle pas leur interprétation. Pour ne citer qu’un exemple : « le centre de l’interprétation de Marx, c’est le concept d’aliénation ; le centre de l’interprétation wébérienne, c’est le concept de rationalisation » (p. 209). Un peu écrasé par son ambition de saisir l’essence de la pensée sociologique, Aron n’échappe pas aux banalités sur l’homme comme « être social dont la conscience est déterminée par sa socialité même » (p. 154) et sur « la relation réciproque entre le social qui est en nous et nous qui constituons le social » (p. 261). Ses considérations méthodologiques sont également assez plates : « La rédaction des questionnaires est un art subtil. Les interviews aussi » (p. 359) ; « ce que les individus révèlent en période tranquille ou quand on les interroge sur leurs sentiments ne prouve pas qu’ils se conduiront conformément à ce qu’ils affirment vouloir dans les circonstances extrêmes » (p. 239). Les typologies abondent, parfois fastidieuses.

16À la lecture de ces cours, on incline à croire qu’on se souviendra davantage de Raymond Aron comme un mandarin de la sociologie – fondateur du Centre de sociologie européenne et des Archives européennes de sociologie – que comme un grand théoricien de cette discipline.