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Catherine Larrère, L’écoféminisme

Laurine Omnès
L'écoféminisme
Catherine Larrère, L'écoféminisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2023, 128 p., ISBN : 978-2-348-07162-1.
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Texte intégral

1Sous le terme écoféminisme se trouvent des mouvements, des luttes, des pratiques, des théories. La philosophe Catherine Larrère s’attache ainsi à présenter l’écoféminisme dans sa complexité et sa pluralité, en déconstruisant les critiques qui lui sont adressées. Si l’écoféminisme ne peut être défini de manière univoque, les concepts et mouvements qui s’y rattachent ont néanmoins en commun de faire un lien entre l’oppression des femmes et la domination de la nature. De ce fait, la première partie de l’ouvrage revient sur la généalogie du terme, puis la deuxième sur les dominations croisées femmes/nature, la troisième sur la distinction nature/naturalisation, la quatrième sur la dimension sociale, et la dernière sur la dimension politique de l’écoféminisme.

2Via trois grandes étapes géographiques, Catherine Larrère retrace le parcours diachronique de l’écoféminisme, dont elle nous montre qu’il n’a pas de généalogie attribuée : on note une « apparition manquée » en France, un développement de l’écoféminisme aux États-Unis, ainsi que des mouvements écoféministes dans les « pays du Sud ». En France, le lien entre écologie et féminisme effectué par Françoise d’Eaubonne dans les années 1970 n’a pas été pris au sérieux de son vivant. Cela étant, sa volonté « d’établir une société du “non-pouvoir” au féminin » (p. 9) n’est pas restée lettre morte, bien que l’on puisse se poser la question de son importation. Aux États-Unis, le mouvement écoféministe se forme en partie au moment de la conférence Women and Life on Earth de mars 1980, puis prend de l’ampleur tant dans les rues que dans le milieu universitaire. Dans les « pays du Sud », c’est à partir d’une critique de la mondialisation et du développement imposé que les mouvements écoféministes apparaissent. Que ce soit au Kenya avec Wangani Muta Maathai, en Inde avec Vandana Shiva, ou au Chili avec Diva Millapan, on observe une lutte contre la destruction des territoires et les politiques de développement.

  • 1 Carolyn Merchant, La mort de la nature : les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Pari (...)
  • 2 Sylvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Entremond (...)
  • 3 Karren Warren, Ecofeminism: Women, Culture, Nature, Bloomington, Indiana University Press, 1997.
  • 4 Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, Routledge, 1993.
  • 5 La notion de cadre conceptuel est ici définie comme un « ensemble de croyances, de valeurs, d’attit (...)

3Cependant, comment caractériser le lien entre la domination des femmes et la domination de la nature ? C’est sur cette domination conjointe que revient le deuxième chapitre. L’autrice y étudie la question sur deux plans distincts (historique et philosophique) pour comprendre les mécanismes d’assimilation des femmes et de la nature, ainsi que les conséquences de cette double oppression. En s’appuyant sur les universitaires Carolyn Merchant1 et Silvia Federici2, Catherine Larrère revient sur les conséquences du passage d’une vision organique du monde à une vison mécaniste de la nature. Avec ce passage d’une vision à l’autre, le lien positif qui s’était introduit entre les femmes et la « Terre-Mère » subsiste mais « se retourne en piège pour les femmes, comme pour la nature » (p. 32). On assiste à une violente répression – notamment caractérisée par une « chasse aux sorcières » – de l’animisme et des savoirs détenus par les femmes, représentés comme des obstacles au développement de la science. Sur le plan philosophique, Catherine Larrère mobilise alors les travaux des philosophes Karren Warren3 et Val Plumwood4. À partir de leur analyse des cadres conceptuels traditionnels5 et de leur critique des structures dualistes, elle rappelle que c’est le cadre conceptuel de l’oppression qui intègre la logique de domination et justifie l’oppression de « l’inférieur par le supérieur ». Or cette logique de domination vaut à la fois pour la domination de la nature et pour la domination des femmes, toutes les deux considérées comme inférieures dans les cadres conceptuels traditionnels. La critique des structures dualistes de Plumwood accompagne ainsi une volonté de concevoir le féminisme comme « un mouvement solidaire » et pluraliste. En s’appuyant sur cette pluralité, Catherine Larrère montre alors qu’il n’existe pas « une femme » dont on peut avoir une conception unique. Au contraire, elle défend une « éthique de la conversation » permettant d’accueillir « le plus de voix possible » (p. 46). L’originalité de l’approche de la philosophe française est en ce sens qu’elle répond à une critique portée par des écoféministes elles-mêmes, qui soutiennent que l’entrée de l’écoféminisme dans l’académie comporte le risque de l’unification d’un mouvement profondément pluriel.

4La troisième partie consiste à répondre à la critique de l’essentialisme en faisant une distinction entre nature et naturalisation. Ce qui est reproché aux écoféministes, notamment par les courants féministes, c’est le risque que la femme et la nature soient confondues. Ce rapprochement femmes/nature serait un « piège ». Ce que défend Catherine Larrère, c’est que la problématique des écoféminismes est plutôt celle de la capacité à proposer une association femme-nature positive, qui ne consiste pas en un retour dénué de critique vis-à-vis des traditions classiques. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de l’utilisation du terme reclaim : « proposer une forme de réappropriation de la nature qui ne soit pas un retour en arrière » (p. 47). Pour Catherine Larrère, il s’agit donc de s’opposer à la naturalisation des femmes, mais sans évacuer pour autant la question de la nature. Aussi, il ne s’agit pas d’affirmer que les femmes sont plus naturelles que les hommes, mais que « ce sont les hommes qui, en prétendant “s’arracher” à la nature pour atteindre à la moralité, s’excluent de l’activité, de la vie, de la créativité » (p. 65).

5Le quatrième chapitre se penche ensuite sur la critique selon laquelle l’écoféminisme enfermerait les femmes « à la maison » en véhiculant une injonction à prendre soin de la Terre comme les femmes prennent soin du foyer. Pour ce faire, Catherine Larrère étudie les liens entre éthique du care, reproduction sociale et mode de vie. Ce qu’elle défend à travers le point de vue du care, c’est que l’écoféminisme permet de redonner de l’importance au quotidien et à la reproduction. En effet, les éthiques du care permettent de valoriser des formes d’interdépendance et d’autres valeurs comme la solidarité. Le travail du care, c’est la reproduction sociale et la reproduction de la vie, et l’on entend par reproduction « tous les actes qui échappent aux circuits marchands et sont indispensables à la transmission de la vie et au maintien de sa qualité » (p. 74). Il y a donc pour l’autrice un lien étroit entre les éthiques du care, qui rendent visible ce travail de reproduction, et l’écoféminisme, qui le valorise dans une volonté de s’extraire des cadres conceptuels dualistes. C’est en rendant visible la reproduction, principalement assurée par des femmes, face au paradigme productiviste, que des formes d’expérimentations sociales écoféministes peuvent voir le jour. Celles-ci impliquent alors différents modes d’organisation, caractérisés par des petites communautés locales. À l’image du pluralisme indépassable inhérent à l’écoféminisme, ces communautés ne sont pas basées sur un modèle unique. Elles constituent des expériences préfiguratrices qui conduisent à une remise en question des normes politiques et sociales dominantes, permettant d’ouvrir des possibles sans constituer des modèles types d’organisations.

  • 6 Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015 [1982].

6Dans le cinquième et dernier chapitre, la philosophe s’intéresse à la dimension politique de l’écoféminisme. Partant du constat que l’écoféminisme ne relève pas d’une volonté d’exercice du pouvoir, Catherine Larrère s’appuie sur l’autrice écoféministe Starhawk pour défendre cette position. Dans son livre Rêver l’obscur6, Starhawk effectue une distinction entre le pouvoir-sur et le pouvoir-du-dedans : le pouvoir-sur est caractérisé par la domination, le contrôle et l’utilisation de la police et des forces armées pour imposer sa volonté ; le pouvoir-du-dedans renvoie à la créativité et au déploiement de la puissance d’agir. Catherine Larrère relie alors cette distinction à la distinction spinoziste entre potentia et potestas : le développement de la puissance d’un côté ; le pouvoir du tyran de l’autre. La politique écoféministe n’est donc pas un pouvoir-sur assimilable à une potestas. Il s’agit d’un pouvoir-du-dedans assimilable à une potentia, un « style politique » qui inclut le pluralisme. Par les alternatives sociales qu’elles mettent en place, les écoféministes mènent des expériences démocratiques et élaborent des manières de vivre égalitaires, en accord avec leur environnement. Face à l’omniprésence de l’expertise technoscientifique, elles transmettent d’autres formes de savoir et mènent des expérimentations démocratiques ouvertes à la pluralité. Bien plus qu’un rejet des dominations, ce sont donc, pour Catherine Larrère, des initiatives sur lesquelles nous pouvons prendre appui pour transformer les pratiques politiques et la société.

7Cet ouvrage propose une réponse claire, accessible et argumentée aux critiques habituellement adressées à l’écoféminisme. En défendant son pluralisme, l’autrice effectue un travail de légitimation de l’écoféminisme, et revendique l’impossibilité de son unification. Prenant au sérieux les accusations dont il fait l’objet, ce compendium se fait l’avocat du champ écoféministe comme ensemble de productions et d’expérimentations qui nous permettent de réexaminer nos catégories de pensée instituées. Il en synthétise de manière remarquable les enjeux, les principaux travaux, et les ouvertures conceptuelles et politiques.

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Notes

1 Carolyn Merchant, La mort de la nature : les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Paris, Wildproject, 2021 [1980].

2 Sylvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Entremonde / Senonevero, 2017 [2004].

3 Karren Warren, Ecofeminism: Women, Culture, Nature, Bloomington, Indiana University Press, 1997.

4 Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, Routledge, 1993.

5 La notion de cadre conceptuel est ici définie comme un « ensemble de croyances, de valeurs, d’attitudes et d’hypothèses fondamentales qui configurent […] la manière dont sont vus le monde et les êtres qui le composent » (p. 39).

6 Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015 [1982].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurine Omnès, « Catherine Larrère, L’écoféminisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 octobre 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/62374 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.62374

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Rédacteur

Laurine Omnès

Diplômée d’un master de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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