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Claudia Senik (dir.), Le travail à distance. Défis, enjeux et limites.

Corinne Delmas
Le travail à distance
Claudia Senik (dir.), Le travail à distance. Défis, enjeux et limites, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2023, ISBN : 9782348079481.
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Texte intégral

1La pandémie de covid-19 a contribué à l’extension des interactions à distance, en particulier au travail. Mais quelle place le travail à distance a-t-il réellement pris dans nos vies ? Quels en ont été les défis, enjeux et limites ? Réunissant les contributions d’anthropologues, de sociologues, d’économistes, de politistes, d’une spécialiste en sciences de l’éducation et d’une juriste, cet ouvrage apporte des éléments de réponse à ces questions en proposant un bilan du télétravail tel qu’il a été expérimenté en période pandémique. Coordonné par la directrice scientifique de la Fondation pour les sciences sociales, Claudia Senik, il réunit les lauréats de la promotion 2022-2023 de cette fondation dans le cadre de son appel à projet sur « le travail à distance », et fournit une large palette d’approches.

2La première partie de l’ouvrage est consacrée aux « défis du télétravail ». Un premier chapitre rédigé par Malo Mofakhami évoque le tournant de la pandémie de covid-19. Sur la base de l’enquête Tracov conduite au ministère du Travail par la Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques (DARES) en 2021, il insiste sur l’ambivalence et la variabilité de ses effets en fonction, notamment, des situations familiales. S’il tend à favoriser l’autonomie des travailleurs et peut contribuer à réduire leur stress, le travail à distance n’améliore pas pour autant leur bien-être physique et mental. Dans un deuxième chapitre au titre « une approche juridique du domicile comme nouveau lieu de travail », Céline Teyssier retrace la progressive sanctuarisation juridique du domicile. Elle met finement en évidence les multiples défis juridiques soulevés par le travail à domicile et la conciliation d’impératifs parfois contradictoires (flexibilité et sécurité, sécurité et confidentialité des données…). Son analyse de la centaine d’accords d’entreprises signés à partir de 2021 lui permet, enfin, de dégager plusieurs points de vigilance et d’alerter sur la préservation de la santé au travail, face aux difficultés de contrôle et de prévention des risques en matière de travail à domicile.

3Ayant pour titre « numérisation du travail, innovation et coopération », la deuxième partie de l’ouvrage cible l’influence des technologies numériques sur les activités pratiquées en télétravail. Dans un premier chapitre intitulé « coopération en ligne : quarante ans de télétravail volontaire », Jérôme Hergueux balaie les inquiétudes suscitées par le travail à distance, qu’il présente au contraire comme une opportunité de réorganisation des systèmes productifs, arguant notamment de l’efficacité des modèles de production collective décentralisée dont attesterait Wikipédia. La coopération est abordée sous un angle plus socio-anthropologique par les textes qui suivent. Sous le titre « travail à distance pour les enseignants et enseignantes stagiaires », Muriel Eptstein propose un deuxième chapitre qui traite des voies professionnelles ou technologiques de lycée. Elle y insiste sur les apports des outils numériques collaboratifs, qui auraient permis aux enseignants d’être plus créatifs et de pratiquer des pédagogies plus actives, notamment avec des exercices en ligne via l’espace numérique de travail. Rédigé par Aurélie Condevaux, le troisième chapitre est plus nuancé. Sous-titré « médiations touristiques en temps de pandémie », ce texte très stimulant part d’un constat contre-intuitif : à savoir l’essor de plateformes en ligne permettant de voyager à distance. Si ces visites virtuelles permettent aux travailleurs du secteur de conserver voire de diversifier leurs revenus, elles impliquent l’acquisition rapide d’un matériel coûteux et auquel il faut se familiariser, la confrontation à des horaires variables, des décalages horaires importants, ainsi que des conditions de travail précaires.

4La troisième partie de l’ouvrage, « Télétravail et politique », révèle pour sa part l’adaptation de certaines activités politiques au télétravail. Elle s’ouvre sur deux études de cas particulièrement stimulantes. La première, réalisée par Delphine Deschaux-Dutard, porte sur le travail à distance en matière de politique étrangère et de défense. Elle montre la gageure qu’il a pu constituer dans ces secteurs dominés par le secret dans l’échange d’informations, la négociation et le contact régulier, et décortique les multiples stratégies palliant l’informalité des échanges : confiance entre partenaires, adaptations créatives redonnant corps à une symbolique irremplaçable comme les conférences de presse conjointes… Dans l’étude suivante, sur la représentation à distance des citoyens, Jonathan Chibois traite des enjeux contrastés du télétravail pour les députés selon, notamment, leur ancrage local et leur appartenance, ou non, à la majorité parlementaire. Là encore, la généralisation du télétravail à l’occasion de la crise épidémique a rebattu les cartes pour des parlementaires articulant leurs activités entre l’espace des affaires locales en circonscription, et celui des affaires législatives au palais Bourbon, dans le contexte singulier de la 15ème législature (2015-2022) de la Vème République, marquée par la fin du cumul des mandats politiques et la suppression de la « réserve parlementaire ». Dans le troisième chapitre de ce triptyque consacré au politique, Tristan Haute esquisse deux tendances, pourtant a priori assez contradictoires, s’agissant de ce que l’essor du télétravail peut faire aux syndicats et aux relations professionnelles. Si la distance entre les salariés et les organisations syndicales augmente en raison d’un éparpillement croissant du salariat, ces organisations et les représentants du personnel restent incontournables en tant que voies de recours utilisées par les salariés, y compris lorsqu’ils sont en télétravail.

5La quatrième et dernière partie de l’ouvrage traite des rapports genrés au télétravail. Dans le premier chapitre, Yohan Selponi analyse la contribution du travail scolaire à distance à la reproduction des inégalités scolaires et sociales. Toutes les situations ne sont pas identiques, et de multiples sources d’inégalités existent, notamment en termes d’équipement possédé, de rapport au numérique, de caractéristiques de l’enseignement différé ou encore de formes très genrées d’articulation des temps, le confinement ayant pu être, pour les filles, l’occasion d’une confrontation anticipée au travail domestique. Au chapitre suivant, Julie Landour évoque plus frontalement la question du genre dans les arrangements domestiques lorsque les hommes télétravaillent, en France, en Suède et en Suisse. Elle analyse les importantes différences entre ces trois pays, tant en termes d’implantation du télétravail avant la pandémie, plus faible en France, qu’en termes d’effets sur la division sexuée du travail, les femmes restant davantage à la manœuvre domestique en France, où le télétravail des hommes n’engendrerait pas de transformation d’ampleur. Le télétravail féminin est ensuite évoqué par Gabrielle Schütz au chapitre suivant, qui s’intitule « télétravail et inégalités de genre : quel rôle jouent les organisations ? ». Sur la base d’une enquête menée auprès d’un organisme de formation et recherche et d’une administration territoriale, le chapitre montre combien, alors que les femmes sont généralement plus désireuses de télétravailler, les organisations produisent différents mécanismes structurellement défavorables à leur télétravail, mécanismes dessinant les figures implicites de télétravailleurs marqués par des stéréotypes de genre (figure repoussoir de la mère de famille perturbée par son travail domestique, hommes cadres acquis aux nouveaux modes de travail…).

6S’inscrivant dans une riche actualité bibliographique sur le télétravail, cet ouvrage collectif atteste la vitalité de la recherche sur ce sujet. Par-delà la relative hétérogénéité propre à tout ouvrage collectif, il faut saluer la complémentarité des approches et des analyses qu’il regroupe. Elles dessinent une image contrastée et nuancée du travail à distance, du moins tel qu’il a pu être imposé par la pandémie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Corinne Delmas, « Claudia Senik (dir.), Le travail à distance. Défis, enjeux et limites. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 octobre 2023, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/62534 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.62534

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Rédacteur

Corinne Delmas

Professeure de sociologie à l’Université Gustave Eiffel, membre du Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS, UMR 8134).

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