Marion Fontaine, Emmanuel Pedler (dir.), L’épreuve des frontières sociales

Texte intégral
- 1 Mathieu Lilian, Roussel Violaine (dir.), Penser les frontières sociales. Enquêtes sur la culture, l (...)
1Le concept de « frontières » est particulièrement utile en sciences sociales pour étudier les limites et lignes de clivage qui peuvent exister entre des groupes sociaux ou des catégories culturelles, d’où la notion de « frontières sociales et culturelles ». L’enjeu de cet ouvrage est de mettre en évidence les processus par lesquels s’édifient et se transforment ces frontières en donnant une place centrale aux interactions, négociations et processus relationnels qui font exister toute forme de frontière sociale ou culturelle. À travers le choix des contributions réunies, Marion Fontaine et Emmanuel Pedler réagissent aux développements récents1 sur le concept de frontière, en donnant moins d’importance aux instances collectives externes qui construisent et légitiment ces frontières (tels l’État ou des organismes institutionnalisés et dotés de certaines légitimités), et en privilégiant le point de vue émique des acteurs, ancrant leur analyse de la réalité sociale « au ras du sol » (p. 12). Il s’agit ainsi de proposer un usage sociologique du concept de frontière qui ne réduise pas celle-ci à de purs actes de pouvoir qui s’imposeraient de l’extérieur aux individus.
2Car si ces frontières peuvent s’incarner de manière objective dans certains dispositifs comme les « oppositions tranchées de la langue et des signalétiques incorporées dans la matérialité des lieux » (p. 9), et donc préexister aux acteurs, ce sont bien les individus ordinaires qui font exister cette réalité sociale en s’appropriant ces dispositifs et en construisant ensemble les significations qui consolident ou transforment cet ordre symbolique. Les frontières ne sont donc pas des dispositifs construits et imposés de l’extérieur, mais résultent au contraire de transactions quotidiennes, et incertaines, portées par une diversité d’acteurs ordinaires qui négocient en continu le sens donné aux situations sociales et aux frontières qu’ils expérimentent. De nouveaux cadres symboliques émergent en permanence, participant à la dilution et à la déstabilisation de frontières sociales et culturelles que les sociologues auraient tort de prendre, a priori, comme données.
- 2 Azarian Reza, « Joint Actions, Stories and Symbolic Structures: A Contribution to Herbert Blumer’s (...)
- 3 Blumer Herbert, « Fashion: from Class Differenciation to Collective Selection », The Sociological Q (...)
3Dans la ligne éditoriale de la collection « Enquête » de l’EHESS, les études présentées dans cet ouvrage mêlent histoire et sociologie. Elles s’appuient toutes sur des enquêtes empiriques circonscrites dans le temps et l’espace. Autant que les études de cas en elles-mêmes et leurs objets (très variés, puisque ceux-ci vont, entre autres, de l’expérience du front lors de la Première Guerre mondiale aux supporters de foot de l’Olympique de Marseille, en passant par la genèse de la notion d’« urbain musical » dans l’industrie musicale états-unienne des années 1980), il s’agit également de questionner les cadres interprétatifs mobilisés par les chercheurs pour étudier la dynamique des clivages sociaux et culturels présentés dans chacune de ces enquêtes. L’introduction de Marion Fontaine et Emmanuel Pedler nous permet ainsi de comprendre que « l’épreuve » des frontières sociales est abordée autant du côté des actrices et acteurs sociaux, qui expérimentent ces frontières, leur donnent corps et sans qui ces frontières n’auraient pas d’existence sociale, que du côté des chercheurs en sciences sociales qui cherchent ici à éprouver la pertinence des cadres d’analyse s’inspirant notamment de l’anthropologie culturelle et des courants pragmatiques et ethnométhodologistes. Cette introduction est complétée par deux articles écrits respectivement par Reza Azarian en 20172 et par Herbert Blumer en 19693, et traduits pour la première fois en français par Valentine Leys. Ces deux articles mettent à l’honneur la notion d’« action conjointe », au cœur du cadre théorique de l’interactionnisme symbolique développé par H. Blumer.
- 4 Ce concept renvoie ici à la notion d’« account » développée initialement dans l’article suivant : S (...)
4Reza Azarian propose ainsi de combler les lacunes du concept d’action conjointe de Blumer afin de le rendre plus opératoire et de montrer comment celui-ci pourrait permettre d’étudier des « formes subtiles et discursives de pouvoir et de domination » (p. 24). Cette action conjointe est définie comme le « produit émergent et imprévisible de processus d’interaction en devenir » (p. 28), et traduit le fait que les participants à une même interaction adaptent mutuellement leur ligne d’action en fonction des actes et discours perçus chez les autres participants. De cette interdépendance émergera, ou non, une définition commune de la situation. La contingence et l’imprévu sont des éléments forts dans la carrière d’une action conjointe, et leur prise en compte rompt avec les approches sociologiques plus mécanistes qui mettent au cœur de leurs analyses l’identification de variables et de leurs effets. Face à cette contingence constitutive des interactions sociales, et du même coup de l’action conjointe, les acteurs cherchent selon Azarian à préserver et affirmer leur propre ligne d’action, en construisant notamment des « histoires »4 et « contre-histoires » (c’est-à-dire des récits structurés donnant du sens et de la cohérence à leur propre expérience de la situation), s’appuyant pour cela sur les registres culturels, règles et ressources symboliques dont ils disposent. Plutôt que de pointer les inégalités d’accès à ces ressources, il s’agit pour le sociologue de mettre en avant les « capacités créatives et performatrices » (p. 36) de ces acteurs qui cherchent à contrôler le déroulement de l’action conjointe en fonction de « l’intérêt du moment » (p. 36), et donc du contexte de la situation. L’article de H. Blumer permet ensuite de s’immerger dans la pensée de cet auteur et de saisir, à travers l’exemple de la mode, objet social à la forme très floue et fluctuante, comment les acteurs peuvent être impliqués dans une interdépendance collective dont débouchera la sélection, collective, de certains goûts à l’origine des phénomènes de mode.
- 5 Article initialement paru dans l’ouvrage collectif suivant : Fenster Tovi, Yacobi Haim (dir.), Reme (...)
5Dans une seconde partie de l’ouvrage, on trouve trois études permettant de mettre en évidence la dynamique des frontières sociales et culturelles sur un temps long (de la décennie à la succession des générations). Les intérêts des différents acteurs se transforment avec l’évolution de la situation, et donc la signification sociale accordée à celle-ci. Emmanuel Saint-Fuscien montre ainsi comment l’expérience du front, pour les soldats de la Première Guerre mondiale, avec le bouleversement des normes et la promiscuité sociale qu’entraîne cette situation, participera à changer en profondeur les rapports sociaux même après le retour en temps de paix. Elena Trubina5, quant à elle, s’intéresse à la manière dont les acteurs, et notamment les jeunes générations, travaillent la mémoire collective de la ville de Volgograd en Russie. L’auteure mobilise alors le concept « d’espace rhétorique » pour montrer comment la matérialité des lieux vient alimenter les récits multiples qui donnent sens et existence à cette mémoire collective. Enfin, Karim Hammou mobilise quant à lui la notion d’action conjointe pour exposer les différents espaces, faits d’activités collectives situées, que traverse la catégorie musicale « d’urban contemporary » dans les années 1980 aux États-Unis. Loin d’être imposée par une communauté consensuelle, la définition de celle-ci apparaît comme le fruit de conflits et de négociations qui permettront in fine d’offrir un langage opératoire pour ce genre musical qui articule frontières artistiques et frontières sociales.
6Les trois contributions de la troisième et dernière partie recadrent cette fois-ci l’usage du concept de frontière dans des analyses plus microsociologiques et microhistoriques, qui mettent en évidence la production ordinaire des frontières sociales et culturelles. Ludovic Lestrelin analyse comment l’engagement d’un groupe de supporters de football normands pour l’Olympique de Marseille confronte ces hommes, majoritairement issus de milieux populaires, à de nouveaux espaces (autant géographiques que sociaux). Anaïs Albert, à partir notamment du recensement des objets présents dans l’appartement d’une femme lingère de la fin du XIXe siècle à Paris, retrace la trajectoire de cette femme et montre comment celle-ci a profité d’une réelle marge de manœuvre pour faire face aux dominations inhérentes aux frontières sociales qu’elle expérimentait quotidiennement. Enfin, Rémi Boivin développe une approche écologique du quartier de La Plaine à Marseille pour comprendre comment les conflits entre les différents collectifs et acteurs engagés dans cet espace font émerger un monde commun basé sur des scènes musicales spécifiques.
7La lecture de cet ouvrage collectif permet de découvrir un certain usage du concept de frontière sociale, fondé sur le parti-pris méthodologique que ce sont les acteurs ordinaires qui, dans leurs interactions et confrontations quotidiennes, toujours ancrées dans un territoire situé et matérialisé, font vivre cet ordre symbolique. La diversité des objets, des approches et des concepts mobilisés par les différents auteurs de l’ouvrage ouvre un vaste chantier de réflexions pour le lecteur ou la lectrice, mais peut aussi, me semble-t-il, être déstabilisante. Après avoir découvert (ou revu) le concept d’action conjointe dans la première partie, on peut ainsi, par exemple, regretter de ne pas le retrouver davantage dans les contributions suivantes. Le lecteur ou la lectrice néophyte et enthousiaste y trouvera une invitation à approfondir ce cadre conceptuel, et à explorer les autres usages du concept de frontières sociales afin de bien saisir la spécificité et l’heuristicité des approches méthodologiques déployées ici.
Notes
1 Mathieu Lilian, Roussel Violaine (dir.), Penser les frontières sociales. Enquêtes sur la culture, l’engagement et la politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2019, disponible en ligne : https://books.openedition.org/pul/28586 ; Backouche Isabelle, Cosandey Fanny, Ducreux Marie-Elizabeth, Duhamelle Christophe, Haddad Elie, Joly Laurent, Marraud Mathieu, « Frontières, seuils, limites : histoire sociale des catégorisations : Introduction », L’atelier du Centre de recherches historiques, Revue électronique du CRH, n° 21 bis, 2020, disponible en ligne : https://journals.openedition.org/acrh/10717.
2 Azarian Reza, « Joint Actions, Stories and Symbolic Structures: A Contribution to Herbert Blumer’s Conceptual Framework », Sociology, vol. 51, n° 3, 2017, p. 685-700.
3 Blumer Herbert, « Fashion: from Class Differenciation to Collective Selection », The Sociological Quaterly, vol. 10, n° 3, 1969, p. 275-291.
4 Ce concept renvoie ici à la notion d’« account » développée initialement dans l’article suivant : Scott Marvin, Lyman Stanford, « Accounts », American Sociological Review, vol. 33, n° 1, 1968, p. 46-62.
5 Article initialement paru dans l’ouvrage collectif suivant : Fenster Tovi, Yacobi Haim (dir.), Remembering, Forgetting and City Builders, Cornwall, Ashgate, 2010, p. 107-120, traduit ici par Emmanuel Pedler.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Lou-Andréa Chéradame, « Marion Fontaine, Emmanuel Pedler (dir.), L’épreuve des frontières sociales », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 octobre 2023, consulté le 24 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/62554 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.62554
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page