Moishe Postone, Marx, par-delà le marxisme. Repenser une théorie critique du capitalisme au XXIe siècle

Texte intégral
- 1 La critique de la valeur-dissociation est un courant théorique d’origine allemande apparu dans les (...)
- 2 Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et une nuits, 2009 [1993].
1Quelle théorie sociale critique construire pour appréhender les dynamiques du capitalisme contemporain, alors que l’augmentation de la productivité n’empêche pas l’intensification du travail et que le productivisme persévère malgré l’écocide ? Les éditions Crise & Critique, principales introductrices francophones de la « critique de la valeur-dissociation »1, proposent à ce sujet un recueil d’articles et d’entretiens de Moishe Postone portant sur son interprétation marxienne du capitalisme. Intellectuel américain originaire d’une famille juive d’Europe de l’Est, Postone (1942-2018) s’est principalement distingué par sa relecture des catégories de base du capitalisme dans son ouvrage Temps, travail et domination sociale2, ainsi que par son analyse de l’antisémitisme à partir de cet appareil conceptuel. Dans les textes du présent recueil, il détaille et prolonge sa théorie sociale critique du capitalisme à partir des catégories fondamentales des écrits de « maturité » de Karl Marx – les manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse) et Le Capital.
- 3 Postone mentionne évasivement le « post-structuralisme », le « post-modernisme » et le « déconstruc (...)
2C’est sur ce dernier point que reviennent, de façon assez similaire sur le fond comme sur la forme, les sept premiers articles du recueil (p. 63-295). Postone y justifie la nécessité d’un retour à Marx par l’incapacité des approches « post-marxistes » à saisir les transformations globales des dernières décennies, comme l’émergence du néolibéralisme et la fin synchronisée de la synthèse fordiste-keynésienne et des « socialismes réels ». Ces approches3 ont selon lui négligé l’importance de la dimension totale et historique du capitalisme pour mettre l’accent sur la contingence des relations sociohistoriques de pouvoir. Ce retour à Marx s’oppose cependant à ce que Postone nomme le « marxisme traditionnel », dont l’analyse du capitalisme est concentrée sur le marché et la propriété privée, et qui saisit les « rapports de domination principalement en termes de domination et d’exploitation de classe » (p. 69). Le principal reproche que Postone fait à ce courant (incluant le structuralisme de Louis Althusser et la théorie critique de György Lukács) est son universalisation des catégories de la critique de l’économie politique de Marx. En effet, selon ce cadre conceptuel, la marchandise, le travail ou encore la valeur seraient des catégories économiques descriptives, et, par leur aspect général et abstrait, transhistoriques et extrinsèques au capitalisme.
3Pour Postone, les Grundrisse, c’est-à-dire les manuscrits qui permettent à Marx de rédiger Le Capital, offrent une tout autre lecture : selon lui, les catégories marxiennes sont historiquement spécifiques au capitalisme. La marchandise est le point de départ du Capital, non pas parce qu’elle serait commune à toutes les sociétés, mais dans la mesure où elle est, par son caractère double, une catégorie fondamentale du capitalisme. Elle est d’abord, en tant que valeur d’usage, le fruit d’une activité de médiation entre les êtres humains et la nature, d’un travail concret. Ce dernier lui donne une forme singulière, et explique son caractère fétiche et son apparence transhistorique. Mais la marchandise est également, en tant que richesse sociale (valeur d’échange), l’expression du travail abstrait, une activité de médiation entre les êtres humains eux-mêmes. Le travail abstrait n’est pas une généralisation du travail concret ; il constitue « une nouvelle forme d’interdépendance, où les gens ne consomment pas ce qu’ils produisent, mais où néanmoins, leur propre travail ou leurs propres produits du travail fonctionnent comme des moyens quasi objectifs d’obtenir le produit des autres » (p. 285). La valeur, forme de richesse historiquement spécifique au capitalisme, est « automédiatisée » dans le sens où elle se dispense de rapports sociaux manifestes pour exister. Ainsi, le capitalisme se caractérise d’abord par la domination des êtres humains par des structures abstraites et impersonnelles plutôt que par la domination et l’exploitation de groupes sociaux. Cette double dimension des catégories du capitalisme – concrète et abstraite, objective et subjective – s’inspire de l’œuvre de Lukács, auquel Postone se réfère beaucoup, et écarte les analyses du marxisme traditionnel où la base matérielle (infrastructure) détermine les institutions juridiques et politiques (superstructure).
4La dynamique du capitalisme trouverait quant à elle son fondement dans la contradiction inhérente à la valeur. Selon Postone, la substance de la richesse sociale repose sur la dépense de travail direct, mais la productivité technologique (motivée par une survaleur) rend cette dépense anachronique. Le capitalisme produirait ainsi de plus en plus de quantité de valeur d’usage au détriment de la valeur d’échange, ce qui ouvrirait une perspective d’abolition de cette forme de richesse sociale et du travail (et non de leur réalisation, comme pour le marxisme traditionnel). La valeur implique cependant une préservation a minima du travail vivant, puisqu’il s’agit de sa substance. Le capitalisme se caractériserait donc par un mouvement perpétuel de transformation et de reconstitution : un « processus incessant d’auto-expansion de la valeur, un mouvement directionnel sans telos exogène, qui génère des cycles à grande échelle de production et de consommation, de création et de destruction » (p. 131-132). Au contraire de Lukács, qui fait du prolétariat le sujet historique hégélien (Geist), il s’agirait selon Postone du capital dans la théorie marxienne : un sujet « aveugle » et historiquement déterminé au capitalisme (contrairement au sujet connaissant et transhistorique chez Hegel).
5Si l’essentiel du recueil se consacre à cet exercice de philologie marxienne et opère à un niveau d’abstraction significatif, il laisse cependant entrevoir des pistes d’appropriations pour les enquêtes en sciences sociales. C’est en particulier le cas de l’article posthume portant sur le don (p. 297-358), coécrit avec l’anthropologue Edward LiPuma. L’article met en perspective la littérature sur le sujet avec l’idée centrale que les anthropologues ont implicitement projeté leur (mauvaise) perception de la marchandise dans leurs interprétations du don. Ainsi, l’existence d’un don singulier et transculturel « tient à une forme sociale d’objectivation (objectification), qui est historiquement inséparable de l’émergence de la forme-marchandise » (p. 337). Au vu de l’hétérogénéité des rapports sociaux derrière les économies non capitalistes et du caractère unifiant de la forme-marchandise, il faudrait alors davantage parler des dons au pluriel et de la forme-marchandise au singulier.
6À travers cet exemple et au cours de la lecture du recueil, on comprend également que la théorie marxienne de Postone n’est pas seulement un outil critique de l’économie. Dans la mesure où ses catégories conceptuelles permettent d’appréhender les dimensions subjectives de la vie sociale, elle forme plus largement une théorie de la connaissance permettant d’appréhender la modernité dans son ensemble. Postone illustrera brièvement cette capacité théorique par sa définition de l’antisémitisme, qui constitue « une forme fétichisée d’anticapitalisme » (p. 434) car elle personnalise la domination abstraite du capital. Il défend plus largement l’autoréflexivité de la théorie de Marx, qui implique que la théorie soit toujours immanente à son objet, c’est-à-dire qu’elle analyse ses propres conditions historiques d’existence avec les catégories lui permettant d’appréhender la réalité sociale : « à la différence d’autres théories critiques, elle ne s’attribue pas de point de vue privilégié qui, implicitement, échappe et fait exception à l’ordre dont elle opère la description critique » (p. 277). Postone critique ainsi l’incapacité du marxisme traditionnel et du post-marxisme à appréhender l’avenir, car leurs analyses se concentrent sur leurs propres configurations historiques (fordisme et néolibéralisme notamment) sans pour autant les objectiver.
- 4 On peut aussi relever l’absence de discussion avec l’approche de Michael Heinrich (que Postone écar (...)
- 5 Comme le note Fabrice Flipo, cette imprécision de Postone se retrouve également dans sa formulation (...)
7La préface de Clément Homs (p. 9-60) et les trois entretiens qui concluent le recueil (p. 359-458) permettent de contextualiser la trajectoire biographique et le positionnement intellectuel de Postone. Son séjour décennal en Allemagne dans les années 1970 explique en partie l’influence de l’École de Francfort et le fait qu’il resta éloigné du post-structuralisme alors en plein essor aux États-Unis. On s’étonne, au vu de la proximité de ses conclusions avec certaines approches marxiennes comme celle de Robert Kurz, que davantage de discussions n’eussent pas lieu4. Ce recueil laisse également entrevoir les limites politiques de l’approche de Postone, qui, au nom de la nature abstraite et non localisée de la domination, abandonne la lutte des classes, mais reste très évasif sur les modalités pratiques de la transformation sociale5. En outre, il est regrettable que les articles ne fussent pas davantage contextualisés par les traducteurs et traductrices, par exemple lorsque Postone opérait des changements de formulation ou développait de nouveaux concepts. La lecture des sept premiers chapitres reste ainsi redondante tant leurs modes de développement sont similaires (certaines phrases sont identiques mot pour mot). Un tel travail de contextualisation aurait pu permettre de savoir s’il existait, à l’instar de Marx, un Postone « de la maturité ». Quoiqu’il en soit, ce recueil offre une introduction francophone stimulante au travail théorique de Postone, et plus largement aux nouvelles lectures de Marx.
Notes
1 La critique de la valeur-dissociation est un courant théorique d’origine allemande apparu dans les années 1980, qui élabore une critique de la société capitaliste à partir d’une nouvelle lecture de Marx et des catégories de sa critique de l’économie politique. Voir notamment Robert Kurz et Ernst Lohoff, Le fétiche de la lutte des classes. Thèses pour la démythologisation du marxisme, Albi, Crise & Critique, 2021 (compte rendu d’Andy Serin pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.57025).
2 Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et une nuits, 2009 [1993].
3 Postone mentionne évasivement le « post-structuralisme », le « post-modernisme » et le « déconstructionnisme », et plus directement les travaux de Jacques Derrida et Michel Foucault.
4 On peut aussi relever l’absence de discussion avec l’approche de Michael Heinrich (que Postone écarte rapidement à la page 368), ou encore avec celle du « marxisme sociologique » que Michael Burawoy et Erik Olin Wright ont développée dans leurs travaux respectifs. Cf. Michael Heinrich, Alix Bouffard, Alexandre Feron et Guillaume Fondu, Ce qu’est Le Capital de Marx, Paris, Les Éditions sociales, 2017 (compte rendu de Dimitris Fasfalis pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.23769) ; Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Paris, Les Éditions sociales, 2021 [2002].
5 Comme le note Fabrice Flipo, cette imprécision de Postone se retrouve également dans sa formulation des termes de la contradiction du capitalisme, notamment du « critère pour choisir parmi les sciences et techniques et savoir distinguer celles qui sont émancipatrices de celles qui ne le sont pas ». Voir Fabrice Flipo, « Moishe Postone, un marxisme (enfin) débarrassé du productivisme ? », Mouvements, vol. 60, n° 4, 2009, p. 149-150.
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Référence électronique
Théo Coutier, « Moishe Postone, Marx, par-delà le marxisme. Repenser une théorie critique du capitalisme au XXIe siècle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 octobre 2023, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/62555 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.62555
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