Max Rousseau et Vincent Béal, Plus vite que le cœur d’un mortel

Texte intégral
1À travers l’exemple principal de Cleveland, ce livre traite de la dimension urbaine des récentes crises du capitalisme financier états-unien. Il permet de comprendre non seulement les effets de la crise des subprimes sur les villes de la rust belt, mais aussi les causes urbaines de cette crise. Cet aspect, loin d’être anecdotique dans le déclenchement du krach de 2008, est au contraire au cœur des politiques néolibérales. L’ouvrage se présente alors sous le double aspect d’une enquête théorique et d’un récit ethnographique de voyage, ce qui en rend la lecture très vivante. Avec cet ouvrage, l’objectif de Max Rousseau et Vincent Béal est le suivant : comprendre en détail les mécanismes sociologiques et urbains qui ont conduit à l’effondrement de certaines villes américaines.
2L’introduction présente ces villes en déclin comme des laboratoires du néolibéralisme. Laboratoires, car y ont été expérimentées des politiques locales qui seront exportées et internationalisées ensuite, via le montage des subprimes. Après l’effondrement du marché des prêts hypothécaires, commence une nouvelle phase où les démolitions se substituent aux politiques d’attractivité et de recherche d’une gentrification des ghettos via le crédit. Mais cette phase est aussi celle de nouvelles résistances et de recherche d’autres modèles de gouvernance urbaine.
3Le premier chapitre revient sur la construction historique des ghettos via le redlining. Mais ce n’est pourtant pas dans les ghettos que le déclenchement de la crise des subprimes aura lieu. C’est autour de quartiers ouvriers ou de la petite classe moyenne d’origine européenne, qui commençaient à être impactés par la désindustrialisation et les politiques néolibérales. Ce chapitre permet ainsi de comprendre en quoi le modèle d’une segmentation immobilière expliquée seulement par des décisions individuelles ne décrit pas bien la réalité. D’une part, la ségrégation fut la conséquence de politiques et de pratiques bancaires. D’autre part, l’exode des ménages blancs d’un quartier mixte commençait systématiquement et massivement dès 10% de voisins afro-américains. Ce racisme structurel ne se dissout pas dans les décisions individuelles.
4Le deuxième chapitre reprend en détail les stratégies de banques comme la Wells Fargo ou celle de Cleveland pour cibler les populations afro-américaines et maximiser les profits entre deux krachs, en cherchant et en forçant l’extraction d’une rente immobilière, avec les résultats que l’on sait : appauvrissement des ménages et des quartiers, mais aussi faillites de certains des acteurs bancaires de cette fuite en avant. Puis le troisième chapitre traite de l’extension spatiale de la crise à Cleveland, des ghettos racisés vers les petites communes suburbaines à majorité blanche. En effet, via la crise des emprunts étudiants, les conséquences de la crise des subprimes atteignent ces quartiers de classe moyenne et conduisent à des changements dans les pratiques de vote.
5Si les banques ont subi une disqualification temporaire dans la foulée de la crise des subprimes, le chapitre « le maçon ou le bulldozer » aborde leur retour via la banque foncière du comté. Cette dernière acquiert les biens fonciers saisis puis décide de leur sort : requalification ou démolition. Elle agit sans réel contrôle démocratique, en utilisant des algorithmes opaques pour prendre ses décisions. Cette évolution financière et technocratique signe alors un recul du débat sur la gouvernance urbaine. Néanmoins, cette construction résulte de choix politiques qu’il faut analyser, le débat s’étant déplacé en amont. Plus tard, un cinquième chapitre sur la démolition aborde ainsi les conséquences matérielles de ces choix, à savoir, après la ségrégation raciale et la crise des subprimes, les démolitions massives comme politique urbaine. Ces actions durcissent encore davantage la vie dans les ghettos, où les laissés pour compte se trouvent confrontés à un manque de services publics, d’emploi et de revenus, mais aussi de commerces de première nécessité : c’est le désert alimentaire que produisent in fine ces non-projets urbains.
- 1 Cf. Collectif Rosa Bonheur, La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Par (...)
6Dans le sixième chapitre, intitulé « après la ville », la recherche des deux auteurs se rapproche de questions sociologiques contemporaines ayant trait, notamment, au travail de subsistance tel qu’il a pu être étudié en France par le collectif Rosa Bonheur1. Des acteurs du monde associatif vont tenter de cultiver le désert alimentaire, pour nourrir les habitants, parfois par des dons, et sans visée commerciale. Cette politique « décroissantiste » qui mobilise aussi des alliés inattendus comme les agriculteurs amish est alors l’un des signes de l’évolution vers une politique post-urbaine. Les images d’agriculteurs labourant des friches urbaines avec des charrues tirées par des chevaux à Cleveland ou Detroit semblent esquisser un avenir des villes de la rust belt. De fait, on constate l’impasse du régime urbain néolibéral, qui se survit à lui-même en n’offrant plus de perspectives. La ruralisation de ces espaces est la conséquence logique du déclin de l’intérêt du capitalisme pour ces régions. Les acteurs, réellement post-fordistes, de cette tentative de développement agricole, ou plutôt de survie agricole, ne font que s’adapter à un jeu de contraintes créé par les marchés et leur effacement. Il y a aussi une logique néo-ricardienne à l’œuvre, au sens où pour certains élus les terres constituent la dernière rente possible. Comme le rappelle l’un d’eux : « vous pouvez tout produire, sauf des terrains » (p. 187). Mais c’est cette rareté structurelle de la terre qui explique aussi les conflits d’usage. Une partie des élus qui espèrent un renouveau économique peuvent décider de rendre des terres devenues fertiles à un usage de parking, de voies rapides, ou de foncier d’entreprises. Les vues sur l’avenir de ces villes ne sont pas unanimes, et il y a un conflit post-crise entre groupes sociaux porteurs de visions et d’intérêts différents. Quoiqu’actifs et visibles, les tenants de la ruralisation n’ont pas toujours le soutien qu’ils espéraient de la part des populations cibles de leurs actions. Certes, les légumes produits sont consommés, mais la distance culturelle avec l’agriculture est telle qu’il est difficile d’impliquer les habitants dans le maraîchage. Ce sont parfois les immigrants fraîchement arrivés qui sont les plus à même de s’investir dans cette activité. Le changement d’échelle de l’économie de subsistance n’est donc pas chose aisée.
- 2 Voir Florida Richard, The Rise of the Creative Class, New York, Basic Books, 2002.
7Sous le titre « entrouvrir la porte », le septième et dernier chapitre traite du modèle de Cleveland, c’est-à-dire de la réponse à la crise portée par une fondation philanthropique locale. Il s’agit d’une politique de développement local qui tourne le dos aux politiques néolibérales fondées sur l’attractivité, principalement fiscale. Par la création et le soutien des coopératives, le but est une relocalisation de l’activité économique, notamment de services. Or cette politique doit s’articuler avec celle de l’université de médecine de Cleveland, à la fois pôle de recherche et de formation. Le développement de l’économie de la connaissance universitaire implique alors une pression sur les quartiers voisins de l’université, qui constituent une réserve foncière dont l’institution est propriétaire. En résulte un équilibre difficile à créer, car il y a un réel risque de ségrégation spatiale et de relégation des travailleurs pauvres loin des zones d’emploi. De plus, cette politique de soutien actif via les coopératives génère d’autres inégalités en s’éloignant d’une politique sociale inconditionnelle. Les auteurs y voient un maintien de la distinction historique entre bons et mauvais pauvres, pauvres récupérables insérables et laissés pour compte de l’économie coopérative. Finalement, cette politique pragmatique enregistre des succès, même si elle n’embarque pas toute la société. Elle reste un tournant majeur, après la phase de recherche de développement fondé sur la finance et les classes créatives de Richard Florida2. L’avenir de la ville passera par les coopératives et le travail des classes pauvres.
8Pour les auteurs, cette histoire, les enchainements en cause, et les politiques d’adaptation à la situation créée par la crise des subprimes ne relèvent pas seulement des études américaines. Les comparaisons sont possibles aussi avec les villes européennes en déclin depuis la fin de l’industrialisation fordiste. En retour, le modèle de Cleveland est inspiré en partie du modèle coopératif basque de Mondragon, mais les tentatives de renouvellement via les coopératives existent aussi en France, en Allemagne et au Royaume-Uni.
- 3 Voir Ingallina Patrizia, Le projet urbain, Paris, PUF, 2001, p. 77.
- 4 Cf. Graham Steve et Marvin Simon, Splintering Urbanism. Networked Infrastructures, Technological Mo (...)
9Le modèle de Cleveland ne s’éloigne pas seulement du modèle néolibéral fondé sur l’attractivité et les classes supérieures. Par sa focalisation sur les quartiers et son peu d’intérêt pour les questions patrimoniales, il s’écarte aussi de la conception globale de la ville que la notion de projet urbain traduisait depuis les expériences menées à Bologne dans les années 1970, après la fin du modèle fordiste3. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une politique post-urbaine pour des villes structurellement fragmentées4.
10Dans cet ouvrage, géographie sociale et sociologie se rejoignent ainsi pour analyser des comportements individuels contraints et formatés par des logiques sociales et politiques. En outre, les riches portraits et entretiens exposés au fil des pages permettent de saisir les variations individuelles des comportements des acteurs (entre adaptation, résistance et innovation sociale), autant que les dimensions locales sous-jacentes aux crises macro-économiques. En somme, Max Rousseau et Vincent Béal apportent ici une contribution importante à l’étude des crises dans leurs dimensions urbaines et sociales.
Notes
1 Cf. Collectif Rosa Bonheur, La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2019 ; compte rendu de Stéphanie Vincent pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.38226.
2 Voir Florida Richard, The Rise of the Creative Class, New York, Basic Books, 2002.
3 Voir Ingallina Patrizia, Le projet urbain, Paris, PUF, 2001, p. 77.
4 Cf. Graham Steve et Marvin Simon, Splintering Urbanism. Networked Infrastructures, Technological Mobilities and the Urban Condition, New York, Routledge, 2001.
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Référence électronique
Arnaud Le Marchand, « Max Rousseau et Vincent Béal, Plus vite que le cœur d’un mortel », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 mai 2024, consulté le 24 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/64813 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11qxc
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