2Les analyses proposées dans cet ouvrage s’appuient sur un travail historiographique, qui permet de retracer les origines de l’ascèse et du jeûne, et sur des données quantitatives et qualitatives recueillies en Autriche et en France. En effet, Isabelle Jonveaux a réalisé plusieurs enquêtes de terrain lors de semaines de jeûne, durant lesquelles elle a elle-même jeûné, et conduit des entretiens semi-directifs avec des participant.es majoritairement hors cadre de jeûne. Aussi, afin de pouvoir toucher une population plus large et s’entretenir avec des jeûneur.ses aux caractéristiques sociologiques plus diverses, elle a diffusé à plusieurs reprises des questionnaires et ce, via différents canaux (listes mail, groupes Facebook).

3L’autrice propose d’abord de revenir rapidement sur l’histoire des pratiques ascétiques monastiques chrétiennes afin de saisir au mieux les éventuelles continuités avec les pratiques actuelles de l’ascèse séculière. L’ascèse, comme le souligne Durkheim, est un exercice individuel, culturel-idéologique et social. En effet, elle lie à la fois les intérêts personnels (et inconscients), le refus moral du matériel et la validation par les pairs. Les virtuoses, selon la formule de Weber, comme les moines, consacrent leur vie à l’ascèse et à la recherche du salut. Si les pratiques ascétiques ont occupé une place importante dans la vie monastique, elles ont cessé de l’être à la suite des modifications du « seuil de pénibilité » (p. 41) qui, comme l’explique l’autrice en s’appuyant sur Elias, font qu’elle n’est plus perçue comme bonne pour la santé d’une personne. Il s’ensuit la désaffection actuelle du monde monastique pour le jeûne, qui n’est plus une prescription de l’institution ecclésiale et n’est donc plus une pratique incontournable. Au contraire, Isabelle Jonveaux montre que les activités économiques développées dans les monastères renvoient « une image proche de l’hédonisme, faite d’encouragement à la gourmandise et de produits de bien-être » (p. 34) à destination des laïcs et des laïques. Certes, cette offre hédoniste n’est pas à destination des personnes vivant dans les monastères mais elle signale une transformation importante de la perception de l’ascèse en contexte religieux, dans la mesure où susciter la gourmandise ne constitue plus un péché.

4C’est dans ce contexte que Jonveaux constate, a contrario, un renouveau des pratiques ascétiques dans le monde séculier. Entre distanciation et proximité avec l’héritage monastique, les nouveaux jeûneurs et les nouvelles jeûneuses, que l’autrice désigne comme des « virtuoses du quotidien » (p. 89), jouent avec les codes. Pour cette recension, nous nous intéresserons en particulier aux deux types qui sont le plus détaillés dans l’ouvrage. Le premier renvoie à une pratique du jeûne qui reprend les codes de la tradition monastique : l’expérience, conceptualisée comme exceptionnelle, se déroule dans un cadre à part (comme, justement, un monastère) permettant, d’après l’autrice, « d’effacer les différences sociales » (p. 80) tel.les les premier.es chrétien.nes. En s’intéressant à la place des nouvelles technologies dans les pratiques ascétiques, Isabelle Jonveaux dessine le deuxième portrait de jeûneur.ses qui ne peuvent pas participer à ces temps de jeûnes en monastère, souvent onéreux. L’utilisation des réseaux sociaux occupe alors une place importante dans leurs pratiques, dans la mesure où ils et elles y trouvent soutien et motivation pour poursuivre leur jeûne. Si l’autrice montre que l’expérience spirituelle est au cœur du processus du jeûne, elle souligne aussi que cette quête revêt différents sens : il s’agit parfois d’une mise à l’épreuve du corps, telle que l’expérimentaient les monastiques, parfois d’une volonté de « purifier » son corps en quête au contraire de bien-être physique.

5Cependant, Isabelle Jonveaux montre que l’exercice du jeûne, pour les participant.es plutôt jeunes et diplômé.es, dépasse la quête spirituelle et revêt un caractère aussi politique en ne limitant plus l’exercice ascétique à la consommation alimentaire mais à d’autres biens de consommation. De ce fait, jeûner de la voiture ou bien jeûner d’internet permet de répondre à des désordres qu’ils soient économiques, sociaux ou environnementaux, et signale un refus de consommer à outrance, voire de consommer totalement. Elle suggère donc que le jeûne serait dans ces cas une action de protestation face au capitalisme et aux problématiques qui en découlent. Si l’ouvrage interroge l’ascèse spirituelle, il montre pourtant timidement que le mouvement est aussi repris par un modèle capitaliste où le sens premier de l’acte est fortement galvaudé. Alors que le jeûne est l’invitation à moins dépenser et à vivre sobrement, l’autrice suggère qu’il peut rester un puissant outil de distinction socio-économique par le coût des séjours mais aussi qu’il est accaparé par l’économie et le marketing pour proposer toujours plus de produits intégrant le sens de l’ascèse. Le jeûne peut en outre s’aligner avec les injonctions genrées au contrôle du corps et de l’appétit des femmes, renforçant par-là l’asymétrie des attentes entre hommes et femmes vis-à-vis de la minceur.

6La lecture de l’ouvrage est parfois heurtée par ces ambivalences, dans la mesure certains exemples semblent se contredire. L’utilisation d’internet chez jeûneur.ses en est caractéristique, dans la mesure où l’autrice souligne qu’elle est essentielle dans la pratique de certain.es afin de trouver soutien et conseils, puis avance que d’autres cherchent justement, dans une perspective ascétique, à s’en détacher. La structure de l’ouvrage gagnerait de ce point de vue-là à être plus claire. De ce fait, s’il est louable que l’ouvrage cherche à dessiner un paysage exhaustif des nouveaux jeûneurs et des nouvelles jeûneuses du monde séculier, on peut regretter que, de ce fait, il perde en précision et en cohérence. De plus, les différents profils de jeûneur.ses ont tendance à s’enchaîner sans que soient détaillées leurs trajectoires. Aussi l’âge, ou la profession des enquêté.es ne sont pas systématiquement renseignés, ce qui ne permet pas toujours d’appréhender leurs spécificités sociologiques, un point qui aurait pu être éclairant pour ce sujet. Enfin, on ne peut que constater que l’objet est très situé d’un point de vue théologique, dans la mesure où celui-ci n’interroge que des pratiquant.es de religion catholique, un choix dont on peut s’étonner que l’autrice ne le justifie pas plus explicitement. Il aurait pu être intéressant d’élargir la recherche par exemple à d’autres religions.