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Indravati Félicité, Le Saint-Empire face au monde. Contestations et redéfinitions de l’impérialité (XVe-XIXe siècle)

Guillaume Garner
Le Saint-Empire face au monde
Indravati Félicité, Le Saint-Empire face au monde. Contestations et redéfinitions de l’impérialité (XVe-XIXe siècle), Paris, CNRS, 2024, 456 p., ISBN : 9782271146311.
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Texte intégral

  • 1 Georg Schmidt, Geschichte des Alten Reiches. Staat und Nation in der Frühen Neuzeit 1495-1806, Muni (...)
  • 2 Pour un aperçu, voir Falk Bretschneider, Guillaume Garner, Pierre Monnet (dir.), « Le Saint-Empire (...)

1Le Saint-Empire romain germanique est depuis une trentaine d’années l’objet d’un renouvellement historiographique important, aussi bien en Allemagne et dans les pays anglo-saxons qu’en France. Ces travaux ont en grande partie tourné autour de la nature politique de l’Empire, de son étaticité. L’exercice de l’autorité politique a longtemps été vu comme un attribut des principautés composant l’Empire, notamment depuis les traités de Westphalie (1648) qui ont reconnu à ces états de l’Empire des compétences étendues (regroupées sous le terme de « supériorité territoriale ») : l’Empire en tant que tel ne pouvait par conséquent pas être considéré comme un État. En 1999, Georg Schmidt rompait avec ce relatif consensus en définissant l’Empire comme un « État-Empire complémentaire » : l’exercice de la souveraineté y était selon lui certes partagé entre différents niveaux et acteurs, mais sans que cela ne remette en cause l’étaticité de l’Empire1. Si les débats consécutifs à ce livre ont fortement nuancé cette thèse2, ils n’en ont pas moins réévalué l’Empire et jeté aux oubliettes le récit d’un long et inexorable déclin programmé depuis la paix de Westphalie.

2Le propos d’Indravati Félicité n’est pas de revenir sur ce débat, mais d’interroger l’impérialité du Saint-Empire et en particulier de réévaluer les rapports qu’il entretenait avec l’extérieur, que ce soit dans le domaine diplomatique et guerrier ou par rapport à l’expansion commerciale et économique des pays européens vers l’Amérique, l’Afrique et l’Asie. Son objectif est de comprendre comment au sein de l’Empire ont été pensées les modalités spécifiques d’un rapport impérial au monde. Il convient pour cela de découpler la notion d’Empire des notions d’impérialisme ou de colonisation souvent associées aux empires. Cette prudence conceptuelle est d’autant plus de mise que l’impérial renvoie dans le cas présent soit à l’empereur (« Kaiser »), soit à l’Empire (« Reich ») pensé comme un tout. Cet ensemble est notamment composé de plus de trois cents états d’Empire au statut très variable : parmi ceux-ci se trouvent des principautés importantes (le Brandebourg, la Saxe, le Hanovre, la Bavière) et les possessions « autrichiennes » gouvernées par la dynastie Habsbourg, qui détient (hormis un bref intermède de 1742 à 1745) la couronne impériale depuis 1438. En d’autres termes, les Habsbourg de Vienne sont à la fois à la tête du tout (l’Empire) et de plusieurs de ses parties (les États héréditaires, ainsi que le royaume de Bohème), aussi le livre revient-il sur l’idée couramment admise selon laquelle les Habsbourg auraient à partir du xviiie siècle sacrifié les intérêts de l’Empire à leurs intérêts dynastiques.

3L’autrice se fonde sur des sources imprimées (des traités de droit et de sciences camérales), des archives provenant essentiellement d’Autriche et de la partie septentrionale de l’Empire, mais aussi sur une vaste bibliographie. Son approche relève à la fois de l’histoire politique et diplomatique, de l’histoire intellectuelle, mais aussi et surtout de l’histoire globale et connectée car le livre repose sur le postulat selon lequel une telle approche permet de redéfinir les contours du Saint-Empire et de mettre au jour une autre conception de l’impérialité. Celui-ci représente en effet un empire non impérialiste, non colonial, et se trouve pris dans une tension permanente entre les différents échelons auxquels il est confronté : impérial, national et territorial.

  • 3 La diète d’Empire (Reichstag) est l’assemblée réunissant les états de l’Empire et l’empereur, dont (...)

4La première partie, largement centrée sur la première modernité (des années 1500 au milieu du xviie siècle), aborde l’ouverture de l’Empire au monde dans un contexte d’expansion européenne à laquelle sa participation a parfois été sous-estimée. L’autrice consacre en particulier des développements éclairants aux rapports ente l’Empire (sous la menace de l’empire ottoman) et un autre ennemi héréditaire de la Porte : l’empire perse safavide. Ces contacts ont été menés à la fois au sein des institutions de l’Empire (la diète3), mais également par des états de l’Empire, et portent en filigrane le projet (jamais réalisé) de conclure une alliance de revers avec l’empire perse. Ils contribuent d’une part à l’élaboration de savoirs orientaux et ils manifestent d’autre part une présence diplomatique plurielle de l’Empire car, comme le montrent les ambassades envoyées à Ispahan par le duché de Schleswig-Holstein-Gottorp, les initiatives des principautés ne sont pas prises contre l’Empire, mais bien plutôt en son nom.

5La deuxième partie aborde les manières dont l’Empire se démarque par rapport aux autres empires et puissances européens. Les frontières de l’Empire sont ainsi l’objet d’une prise en charge plurielle : par l’empereur et les institutions impériales, par les principautés territoriales, mais aussi parfois par les villes comme l’illustre le cas d’Emden à la frontière avec les Provinces-Unies. Certains juristes spécialistes du droit d’Empire s’efforcent d’affirmer l’existence d’un territoire de l’Empire, mais cet effort se fait au prix d’un effacement de l’empereur et rappelle l’impossibilité d’une régulation uniforme des frontières impériales par le droit. L’étude de la question de la guerre puis du statut diplomatique du Saint-Empire par rapport aux autres empires et aux États souverains européens montre la coexistence, à côté d’un patriotisme impérial, d’un patriotisme allemand qui s’affirme au xviiie siècle alors que s’effrite la volonté des membres de l’Empire d’en rester membres. Cette deuxième partie montre enfin comment l’Empire a éprouvé des difficultés à affirmer son impérialité face à d’autres empires fondés sur la domination maritime, tandis que la suprématie de la dignité impériale était, notamment aux xviie et xviiie siècles, de plus en plus contestée par les acteurs diplomatiques européens.

6La troisième partie du livre, centrée sur le xviiie siècle, étudie les tentatives d’expansion commerciale menées à partir du Saint-Empire et la confrontation de l’Empire aux impérialismes européens. Une large place est accordée aux compagnies de commerce fondées au lendemain de la paix d’Utrecht (1713) sous l’égide des Habsbourg, à Ostende (dans les Pays-Bas devenus autrichiens) et à Trieste, mais également aux navigations commerciales organisées depuis Hambourg. Alors que les compagnies d’Ostende et Trieste ont traditionnellement été considérées comme des initiatives autrichiennes, Indravati Félicité souligne l’importance de leur dimension impériale, illustrée par l’utilisation du pavillon impérial. Ces tentatives ont néanmoins échoué, principalement en raison des pressions diplomatiques exercées par les puissances européennes sur l’empereur. De telles expériences ont contribué à nourrir au sein de l’Empire un discours critique envers l’impérialisme et la colonisation, discours dont l’autrice étudie les manifestations dans le droit et les sciences camérales à travers les écrits de Johann Heinrich Gottlob von Justi. À la fin du xviiie siècle, les initiatives en matière de commerce lointain émanent d’acteurs individuels qui attendent de l’Empire avant tout un soutien juridique et les avantages du pavillon impérial. Pendant la guerre d’Indépendance américaine, la neutralité de l’Empire permet ainsi à ces acteurs d’utiliser le pavillon impérial afin d’échapper aux menées britanniques ou françaises. Sous Joseph II (1780-1790) et ses successeurs, l’absence d’implication de l’Empire en tant que tel dans le commerce des Indes est donc à comprendre moins comme un signe de faiblesse que comme une ligne politique assumée.

  • 4 Voir pour cela la synthèse de Claire Gantet, Christine Lebeau, Le Saint-Empire 1500-1800, Paris, Ar (...)
  • 5 On regrettera pour cette raison le choix de n’avoir inséré en fin d’ouvrage qu’une bibliographie sé (...)
  • 6 Jutta Wimmler, Klaus Weber (dir.), Globalized Peripheries. Central Europe and the Atlantic World, 1 (...)

7La thèse de l’autrice est clairement exposée même si l’ouvrage requiert inévitablement des connaissances fondamentales sur l’histoire du Saint-Empire qu’il n’a pas vocation à transmettre4. Son objectif affiché – rapprocher des champs historiographiques traditionnellement disjoints – est largement rempli, les références utilisées ne se limitant pas à l’Europe, mais englobant également l’Afrique, l’Asie et l’Amérique5. Elle rappelle ainsi que l’histoire globale, notamment l’histoire économique globale, ne peut pas être écrite en intégrant uniquement les puissances maritimes dotées de façades littorales et prolonge ainsi des travaux récents soulignant que l’essor des contacts commerciaux et de la traite esclavagiste, aussi bien avec les Amériques et l’Afrique que l’Asie, a également impliqué les hinterlands continentaux de l’Europe6. De manière générale, cet ouvrage propose une réflexion à même de nourrir le débat sur la signification de l’impérialité quand cette notion est envisagée en intégrant les discours savants et les pratiques des acteurs. Sa lecture ne peut donc qu’être recommandée à qui s’intéresse à l’histoire du Saint-Empire romain germanique et à l’historicité du phénomène impérial en général.

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Notes

1 Georg Schmidt, Geschichte des Alten Reiches. Staat und Nation in der Frühen Neuzeit 1495-1806, Munich, Beck, 1999.

2 Pour un aperçu, voir Falk Bretschneider, Guillaume Garner, Pierre Monnet (dir.), « Le Saint-Empire à l’époque moderne / Das Alte Reich in der Frühen Neuzeit », Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales, n° 14, 2013, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/trivium/4503.

3 La diète d’Empire (Reichstag) est l’assemblée réunissant les états de l’Empire et l’empereur, dont les statuts sont définis en 1495. D’abord temporaire et itinérante, elle devient permanente et siège à Ratisbonne à partir de 1663. Voir Christophe Duhamelle, « Reichstag », in Christophe Duhamelle et Falk Bretschneider (dir.), « Les mots du Saint-Empire » – un glossaire, disponible en ligne à l’adresse suivante : https://saintempire.hypotheses.org/publications/glossaire/reichstag.

4 Voir pour cela la synthèse de Claire Gantet, Christine Lebeau, Le Saint-Empire 1500-1800, Paris, Armand Colin, 2018.

5 On regrettera pour cette raison le choix de n’avoir inséré en fin d’ouvrage qu’une bibliographie sélective.

6 Jutta Wimmler, Klaus Weber (dir.), Globalized Peripheries. Central Europe and the Atlantic World, 1680-1860, Woodbridge, The Boydell Press, 2020.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Garner, « Indravati Félicité, Le Saint-Empire face au monde. Contestations et redéfinitions de l’impérialité (XVe-XIXe siècle) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 août 2024, consulté le 11 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/65266 ; DOI : https://doi.org/10.4000/127ac

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Rédacteur

Guillaume Garner

Maître de conférences en histoire moderne à l’ENS de Lyon, membre de l’UMR 5190 LARHRA.

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